Les Dents de la Nuit

La nuit avait ce parfum métallique que seuls les êtres de la nuit pouvaient humer : un mélange d’orage lointain, de sang séché et de désir contenu. Le vent, doux comme une caresse sur la peau nue, balayait les hauteurs de la Cité Noire. Sur les toits crénelés de l’ancien quartier vampirique, un homme se déplaçait, silencieux, précis, habité par une urgence qu’il n’aurait su nommer. Nael. Hybride. Mi-loup, mi-vampire. Né d’une union maudite et condamné à survivre en marge des deux mondes qui refusaient de l’accepter. Ce soir, pourtant, il n’était pas en chasse pour son compte. Il suivait une piste.

Une odeur étrange, singulière. Sucrée. Imprégnée d’échos anciens. Une signature vampirique d’une pureté rare. Elle ne correspondait à aucun des clans modernes. Non… C’était autre chose. Ancien. Intouché. Précieux. Et fatal.

Il la vit pour la première fois au sommet d’un clocher effondré, drapée d’un voile écarlate, la peau aussi pâle que l’ivoire sous la lumière trouble de la lune. Elle était immobile, mais le monde semblait tourner autour d’elle. Le vent lui obéissait, l’air frémissait autour de son corps comme s’il la désirait, lui aussi. Et elle, impassible, attendait.

Nael s’approcha sans bruit, mais elle parla avant qu’il n’atteigne le dernier mètre.

— Tu respires trop fort pour un fantôme.

Sa voix était une morsure de velours, un murmure enivrant, un poison que l’on buvait par plaisir.

— Et toi, tu sens trop bon pour être réelle, répondit-il sans réfléchir.

Elle tourna enfin la tête. Son regard le transperça. Rouge. Intense. Dévorant.

— Un hybride… souffla-t-elle. Comme c’est… rare.

Elle le détailla lentement, comme une amante découvrant les courbes d’un corps inconnu. Il sentit ses muscles se tendre, mais pas par peur. Non. Une chaleur ancienne s’éveillait dans son ventre. Une faim qu’il croyait oubliée.

— Tu me suivais, dit-elle en s’approchant. Pourquoi ?

— Tu saignes une énergie que je n’ai jamais sentie. Tu es… différente.

Elle s’arrêta à quelques centimètres de lui. Il pouvait sentir son souffle. Frais. Sucré. Irrésistible. Elle leva la main et effleura sa mâchoire du bout des doigts.

— Tu ne m’as pas encore attaquée. Tu es donc soit très sûr de toi, soit désespérément curieux.

— Peut-être les deux.

Son sourire dévoila des crocs d’une finesse parfaite. Pas une menace. Une promesse.

— Viens. Je vais t’offrir des réponses… et peut-être plus.

Il n’hésita pas. Et ce fut là sa première erreur.

Ils descendirent dans les entrailles de la ville, à travers un puits d’ombre dissimulé derrière un vitrail éclaté. Les escaliers menaient à une ancienne crypte, transformée en demeure. Des torches noires diffusaient une lumière pourpre, des tapis moelleux recouvraient le sol de pierre, et au centre, un lit circulaire trônait comme un autel de luxure. Nael sentit son cœur battre plus vite. Non, pas son cœur. L’autre chose en lui. Le loup. Le vampire. Les deux s’agitaient. Réagissaient à sa présence comme à un appel ancestral.

Elle se tourna vers lui, lentement, et fit tomber sa cape. Sous le tissu, elle ne portait qu’une robe de soie noire qui épousait chaque courbe de son corps comme une caresse en suspens. La fente remontait jusqu’à la hanche. Son cou, offert, semblait appeler les lèvres. Nael se sentit défaillir. Il voulait fuir, se jeter sur elle, la prendre, l’embrasser, l’éventrer, l’aimer. Tout à la fois. Et elle le regardait comme une prédatrice amusée.

— Tu n’as pas encore demandé mon nom.

— Je n’ose pas. Les noms ont du pouvoir.

— Et pourtant, le tien vibre déjà sur ma langue. Nael.

Il recula d’un pas.

— Comment tu… ?

Elle fut sur lui en un souffle. Il sentit sa main sur sa nuque, sa bouche sur son oreille.

— Parce que ton odeur me parle. Ton sang me chante. Tu n’es pas comme les autres. Tu es… délicieux.

Et puis, elle planta doucement ses crocs dans sa gorge.

Il gémit. Ce n’était pas une morsure. C’était un baiser. Une offrande. Il sentit son sang couler en elle comme une rivière chaude, et chaque gorgée qu’elle prenait allumait un feu nouveau dans son ventre. Ses mains se crispèrent sur ses hanches. Il la souleva, la plaqua contre le mur de pierre, sans rompre leur fusion. Elle glissa ses jambes autour de lui, l’enveloppant tout entier. Il se sentit prisonnier d’un écrin brûlant, ivre, perdu.

Quand elle se retira, ses yeux brillaient.

— Ton sang… il est chaos et miel. Je n’ai jamais goûté pareille essence.

Il haleta, mais ne recula pas. Ses doigts glissèrent le long de sa cuisse, caressant la soie, puis la peau. Elle frissonna.

— Maintenant… à moi.

Elle sourit et s’allongea sur le lit, l’appelant d’un geste.

Ce qui suivit ne fut pas un acte. Ce fut une tempête.

Ils se découvrirent peau contre peau, griffes contre crocs, soupirs contre râles. Chaque baiser était une morsure. Chaque caresse, une incantation. Nael sentait son corps se transformer, ses instincts fusionner, son loup et son vampire s’unir pour elle, pour cette femme maudite, interdite. Elle, de son côté, se cambrait sous lui avec une jouissance qui frôlait le sacré, hurlant son nom dans une langue oubliée.

Il la pénétra dans un cri, et le monde s’effondra.

Leurs mouvements étaient des prières. Leurs gémissements, des hymnes. Et quand enfin leurs corps s’arquèrent ensemble dans un orgasme partagé, violent, dévastateur, quelque chose changea dans l’air. Une vibration. Une onde.

Nael la sentit aussi. Elle le regardait, haletante, les crocs encore rougis.

— Ce n’était pas… normal, dit-il.

— Non. C’était un appel. Un ancien pouvoir vient de s’éveiller. À travers nous.

Il recula, troublé.

— Qu’est-ce que tu es… exactement ?

Elle se releva, nue, magnifique, son corps ruisselant de lueurs rouges.

— Je suis Aeliana. Dernière héritière du Cercle d’Héméra. Gardienne du Sceau du Sang. Et toi… tu es la clé.

Nael chancela.

— La clé de quoi ?

Elle s’approcha et déposa un baiser sur son torse.

— De la fin de ce monde… ou de sa renaissance.

Dans l’écho silencieux de la crypte, leurs cœurs morts battaient à l’unisson. Unis. Pour la première fois.

Mais au-dessus, dans la Cité Noire, d’autres yeux s’étaient ouverts. Et le sang qu’ils avaient partagé n’était pas passé inaperçu.