#Chapitre 5
La porte avait claqué derrière Mila avec une fermeté qui laissait dans l’air un frisson difficile à dissiper. Jordan resta figé quelques secondes, le regard planté sur la chaise qu’elle venait de quitter. Une étrange sensation montait en lui. Un mélange d’admiration, de culpabilité, et de regret. Il avait cru pouvoir gérer le retour de Mila avec distance et professionnalisme, mais elle remettait tout en déséquilibre. Et il sentait ce qu’il s’efforçait de nier depuis le premier jour : Mila réveillait en lui une version qu’il croyait enterrée.
Au même moment, Sarah, restée dans son bureau, observait les allées et venues par la baie vitrée. Lorsqu’elle vit Mila sortir du bureau de Jordan, elle comprit que le face-à-face avait eu lieu. Elle s'attendait à voir une Mila désarmée ou confuse. Mais non. Celle-ci descendait les escaliers avec une maîtrise glaciale. C'était ce calme apparent qui dérangeait Sarah le plus. Une tempête dissimulée derrière une posture impeccable.
Elle savait que le terrain professionnel ne suffisait plus. Il fallait frapper ailleurs. Plus fort. Plus profond. Elle attrapa son téléphone, fit défiler quelques contacts, puis appela une amie journaliste, bien connue pour ses chroniques piquantes sur les nouveaux visages du marketing abidjanais.
— J’ai une histoire pour toi. Une montée fulgurante. Une ancienne ex revenue dans l’entreprise de son ex-petit ami devenu DG. Tu vois le tableau ? Je t’envoie des éléments. Fais en ce que tu veux.
La voix au bout du fil ricana. L’article serait prêt pour le lendemain.
Le jour suivant, à l’heure du café, les réseaux sociaux étaient en feu. Un article, sans citer de noms, décrivait de manière à peine masquée la situation chez Élite Média. « Une Canadienne de retour, un DG piégé entre cœur et devoir, une compagne en alerte. Le triangle professionnel le plus tendu d’Abidjan. »
Tout le monde avait compris. Mila découvrit l’article sur son écran en même temps que ses collègues. Les chuchotements, les regards en coin, les faux sourires. Elle encaissa sans sourciller. Mais à l’intérieur, une colère froide s’enroulait dans son ventre comme un serpent prêt à mordre.
Elle se leva, sortit prendre l’air sur la terrasse de l’immeuble. L’humidité du matin collait à sa peau. Elle sortit son téléphone, composa un message à Soraya : Besoin de te voir. Urgent.
Trente minutes plus tard, elles se retrouvaient à Cocody, dans un petit café discret.
— Tu crois que c’est Sarah ? demanda Soraya en tapotant nerveusement sa cuillère contre sa tasse.
— J’en suis sûre. Elle est la seule à qui ce genre de coup bas profiterait. Elle veut me salir. Me pousser à bout.
— Tu veux que je publie une réponse sur mon blog ?
— Non. Je veux qu’elle sache que je ne suis pas un pion. Elle m’attaque ? Je vais avancer en gardant le sourire. Et chaque pas que je ferai sera une gifle qu’elle ne pourra pas esquiver.
— Tu veux jouer au plus fort ?
Mila planta son regard dans celui de son amie.
— Je veux survivre. Et ici, c’est une jungle.
Pendant ce temps, Jordan était dans une salle de réunion avec des investisseurs libanais. Mais son esprit n’était nulle part. Il avait lu l’article. Il avait reconnu les sous-entendus. Et surtout, il connaissait Sarah. Il savait ce dont elle était capable quand elle se sentait menacée.
Il mit fin à la réunion plus tôt que prévu et rentra à son bureau. Il trouva Sarah qui l’attendait, assise sur le canapé, jambes croisées, téléphone à la main.
— Je suppose que tu as vu l’article.
— Tu sais très bien que oui.
Elle se leva, marcha lentement vers lui.
— Ce n’est pas moi. Je ne perds pas mon temps avec des potins.
— Sarah…
— Tu penses que je suis cette femme-là ? Celle qui balance des articles anonymes pour faire tomber ses concurrentes ?
Il la fixa, sans mot. Elle se rapprocha encore.
— Tu doutes de moi maintenant ? Après tout ce qu’on a bâti ensemble ? Elle revient, et tu changes.
Il recula légèrement, le regard fuyant.
— Ce n’est pas elle. C’est toi. Tu me fais douter.
Sarah resta interdite. Un court instant, le masque glissa. Elle le vit. Et elle comprit que la guerre ne serait pas propre.
Dans les jours qui suivirent, Mila décida de répondre à sa manière. Elle lança un projet personnel en ligne : une mini-série de vidéos éducatives sur le marketing d’impact, publiée chaque semaine. Elle y parlait stratégie, communication responsable, et partageait son expérience internationale. Le succès fut immédiat. Les vues grimpaient, les partages aussi. Des entreprises commencèrent à la contacter pour des collaborations.
Elle ne parlait jamais d’Élite Média. Jamais de Jordan. Jamais de Sarah. Elle bâtissait son nom, à sa façon.
Jordan tomba sur une de ses vidéos un soir, en scrollant machinalement. Il l’écouta parler de stratégie de storytelling avec une passion qu’il avait oubliée. Et soudain, il ressentit un vide qu’il n’arrivait plus à ignorer. Sarah était présente, stable, ambitieuse… mais Mila était vivante. Brûlante. Incontrôlable.
Le lendemain matin, il entra dans l’open space de l’agence. Mila était là, concentrée sur son écran. Il resta silencieux, l’observa quelques secondes. Puis il s’approcha.
— Tu peux venir dans mon bureau ? Quelques minutes.
Elle le suivit, sans expression. Une fois la porte fermée, il alla droit au but.
— Tu sais que je ne suis pas derrière cet article.
— Je ne t’ai jamais accusé.
— Mais tu as encaissé seule. Encore.
Elle haussa les épaules.
— J’ai appris à le faire. À force.
— Tu ne mérites pas ça.
Elle le regarda longuement, puis dit :
— Ce que je mérite ne dépend plus de toi. Et c’est peut-être ce qui te dérange.
Il ne trouva rien à répondre. Le silence s’étira. Mila finit par se lever.
— Si tu veux vraiment m’aider, fais ton travail de DG. Pas celui d’ex tourmenté.
Et elle sortit.
Ce jour-là, Jordan comprit qu’il avait perdu la main. Que Mila ne lui appartenait plus, même dans ses souvenirs.
De son côté, Sarah préparait sa riposte. Elle ne supportait plus de la voir briller. Il fallait frapper au portefeuille. Elle contacta discrètement un membre du conseil d’administration, glissa quelques mots bien placés sur le projet de Mila en ligne, insinua un conflit d’intérêts. L’homme promit d’en parler à la prochaine réunion.
Mais ce qu’elle ignorait, c’est que Mila avait prévu cette attaque. Elle avait déposé sa mini-série comme projet indépendant, sans lien direct avec l’agence, protégée juridiquement. Elle connaissait les règles du jeu. Et elle avait appris à les maîtriser.
Quelques jours plus tard, lors de la réunion du conseil, l’affaire fut évoquée. Jordan, surpris, consulta le dossier. Mila avait tout verrouillé. Aucun conflit, aucun abus. Tout était clair, propre, légal. Il se sentit à la fois soulagé… et honteux.
À la sortie de la réunion, il croisa Sarah dans le couloir.
— Tu n’as rien trouvé, n’est-ce pas ?
— Tu aurais pu me parler de son projet.
— Elle ne me doit aucune explication.
— Mais moi, si ? Je suis ta compagne, Jordan.
Il la regarda longuement.
— C’est justement là le problème. Tu agis comme une compagne blessée. Pas comme une professionnelle. Et c’est en train de nous faire tout perdre.
Sarah blêmit. C’était la première fois qu’il la mettait aussi directement face à ses erreurs.
Le soir, Mila reçut un appel anonyme. Une voix féminine, calme, menaçante :
— Continue de jouer à la star, et tu verras que tout ce que tu crois solide s’effondrera.
Elle raccrocha, les mains tremblantes. Pas de doute possible : Sarah franchissait une nouvelle ligne. Cette guerre ne se jouait plus uniquement dans les couloirs de l’agence.
