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Il a profité de mon isolement pour élaguer sa barbe brune et redessiner le contour. Le résultat est absolument bluffant. Moi qui avais peur d'être déçue, je ne sais pas vraiment comment gérer l'afflux de désir qui bouillonne dans mon bas-ventre. Son visage n'est plus aussi brut, c'est vrai, mais ses traits ressortent bien mieux et surtout, son sourire se dessine bien plus clairement. Il est littéralement à tomber par terre !
-Pas... pas trop d-déçue ?
L'hésitation qui point dans sa voix me fait fondre encore un peu plus.
-Pas du tout. Tu sais que tu es pas mal dans ton genre ?
retrouve vite son assurance et me gratifie d'un petit sourire victorieux. Je ris lorsqu'il parade devant moi, faisant délibérément gesticuler ses fesses dans les escaliers.
Dans la matinée, il s'éclipse pour préparer un rendez-vous au salon. Je sais également que Sam doit le rejoindre plus tard pour continuer de travailler sur son tatouage. La maison est vide, seul le bruit de mes pas résonne autour de moi. Enzo n'est pas rentré hier après notre altercation. Je suis même sûre qu'il a passé la nuit chez Laura. A cette idée, je me retiens de fulminer contre cette garce. Jusque-là, je ne lui ai jamais reproché son affection pour – comment pourrais-je la blâmer quand je ne la comprends que trop bien ? – mais si elle se met à jouer avec les sentiments de mon petit frère, la donne va changer.
Après avoir fait un peu de ménage et traité une tonne de paperasse relative au décès de mes parents, je m'arme de courage et m'installe au volant de l'auto de mon père, direction Natur'alliance. La vieille Mustang me replonge entre ses bras et je savoure ce trajet, emmitonnée dans mes souvenirs d'enfance. Si je fais mine d'être détendue, la tempête fait rage dans mon esprit quand je claudique maladroitement pour atteindre la porte d'entrée du centre. J'ai à peine le temps de la refermer que Nathalie m'apostrophe déjà, s'empressant de claquer une bise sur mes deux joues.
-Bonjour ! Je suis contente de te revoir. Tu es venue nous rendre une petite visite ?
-Euh... oui, je... j'avais un peu de temps devant moi alors je me suis dit que...
Que me jeter dans la gueule du loup était une bonne idée.
-Super ! me coupe-t-elle gaiement. Est-ce que tu as une séance de prévu ou un entretien avec Jason peut-être ?
-Non, non, je suis libre.
-Que dirais-tu de prendre un café avec moi ?
-Avec plaisir, réponds-je, instantanément soulagée de ne pas avoir à trainer seule ici.
Je suis la quarantenaire dans un dédale de couloirs blancs qui nous mènent jusqu'à un très joli patio, logé à l'arrière du bâtiment. Ici, l'ambiance est plus chaleureuse. Les patients bourdonnent autour de moi, partageant joyeusement leurs anecdotes, confortablement installés sur des fauteuils cosy. Des tasses de café côtoient des verres de soda sur les tables métalliques disposées ci et là et des plantes vertes luxuriantes ornent chaque recoin de cette verrière gorgée de soleil.
Nathalie repère deux fauteuils en tissu clair dans le fond de la pièce ; nous nous installons sans plus attendre. Elle me propose une tasse de café, je décline. Une minute plus tard, un expresso et une limonade se matérialisent sur la table alors qu'elle me regarde de ses grands yeux curieux. Elle semble réellement vouloir faire connaissance avec moi, peut-être même trouver une oreille attentive pour s'épancher un peu mais je n'ai jamais su faire ce genre de chose. Je me tortille disgracieusement, ne sachant comment échapper à ce qui va suivre.
-Ta maman m'a beaucoup parlé de toi. Elle était très fière de la jeune femme que tu es et je comprends aujourd'hui pourquoi.
SCRAAATCH
C'est le bruit de mon cœur qui se déchire sous ses paroles. Je ne veux pas entendre ça ici. Je ne veux pas penser à ma mère et à la douleur de l'avoir perdue.
-Où habites-tu ? Je croyais que tu étais en Italie.
-Chez un ami, près de la maison de mon enfance. Et vous ?
-Ici, répond-t-elle en souriant.
-Ici ? Mais je ne savais pas que... enfin, je croyais que... que les gens venaient seulement pour consulter, pas pour s'installer.
-Tout le monde ne vit pas ici mais au sein des patients du centre, il existe une communauté de fidèles qui se ressourcent ensemble.
-Mais... comment avez-vous atterrit ici ?
-Tu peux me tutoyer tu sais. Quand mon ex-mari m'a quittée, j'étais vraiment mal. Je traversais une période très sombre et si je n'avais pas rencontré le Dr Copri, je ne sais pas ce que je serai devenue. Il a su lire en moi et m'apporter le soutien dont j'avais désespérément besoin.
-Et vous avez fini par déménager ?
-Oui. Le Dr Copri m'a parlé de la communauté et j'ai su que ma place était ici. Aujourd'hui, je vis avec des hommes et des femmes de tous âges, de toutes origines et de toutes classes sociales. Nous nous épaulons, nous partageons notre quotidien et nos ressources, nous vivons en harmo-
-Vous partagez vos ressources ? la coupé-je en manquant de m'étouffer avec ma limonade.
-Oui. Nous mettons tout en commun : nos biens, nos revenus, nos souvenirs. Ainsi, nous avons tous la même valeur et nous représentons tous un pilier au sein de la communauté.
Je n'en reviens pas. Comment ce centre peut-il avoir tant d'influence dans la vie de ces gens sans qu'ils ne remettent ne serait-ce qu'une seconde leur mode en cause ?
-Mais... c'est une obligation ? Enfin, je veux dire, que se passe-t-il si quelqu'un n'est pas d'accord avec ce fonctionnement.
-Alors il ne peut pas faire partie de la communauté. C'est ce qui est arrivée à ta mère d'ailleurs.
Je tressaille, mes yeux sortant presque de leurs orbites. Lisant certainement les questions à travers mes paupières, Nathalie continue sans que je n'aie besoin de l'implorer.
-Ta mère se sentait vraiment bien ici. Nous passions des heures à l'aider à gérer ses crises d'angoisse et je crois que nos efforts portaient leurs fruits. Progressivement, elle a choisi de s'impliquer de plus en plus dans la vie du centre. Elle participait aux évènements, elle nous apportait un soutien financier mais lorsque le Dr Copri lui a proposé d'intégrer la communauté, ton père a refusé catégoriquement. Il ne voulait pas déraciner sa famille. Je crois aussi qu'il ne partageait pas vraiment l'engouement de ta mère. Elle a donc dû décliner la proposition.
-Et... est-ce qu'il a eu des conséquences pour elle ?
-Non, je ne pense pas. Bien sûr elle était déçue mais elle a continué de fréquenter le centre aussi assidument et son soutien financier s'est encore accentué. C'était sa façon de participer sans vivre ici.
Nathalie s'interrompt pour saluer un couple d'une soixante d'années. Elle s'enquiert de leur santé, ils lui répondent sans aucune gêne. Elle semble vraiment se soucier d'eux, les couvant d'un regard bienveillant. Tout s'embrouille dans ma tête. En arrivant ici, j'étais persuadée de plonger dans une secte despotique cachée sous des apparences angéliques. Mais les paroles de Nathalie et surtout la force de ses convictions ébranlent mes certitudes. Cette femme a sincèrement l'air d'être heureuse ici. Dès lors, de quel droit pourrais-je porter un jugement sur ce que lui apporte le centre ?
Je passe encore une heure dans le patio, partageant avec tous les membres de la communauté un moment de légèreté presque inespéré. Mon malaise renait lorsque le Dr Copri s'avance pour me dnder à parler en privé. Nous nous éclipsons dans son bureau, regagnant ainsi l'aile publique du centre. M'éloigner de la sollicitude de ces inconnus qui me portent déjà une grande considération me gêne et j'en suis la première étonnée.
Le leader me précède. Je me dirige docilement vers son bureau en bois massif mais il me fait gentiment signe de prendre place dans le petit salon privé situé dans un recoin légèrement dissimulé. L'homme charismatique s'assoit en travers d'un petit canapé, une jambe pliée sous l'autre tandis qu'il me scanne toujours de son regard perçant. Encore une fois, je me fais toute petite, ne sachant pas vraiment me soustraire à l'emprise qu'il semble vouloir déployer.
-Je suis très heureux de voir que vous vous adaptez très bien à notre mode de vie .
Je grimace un sourire, maladroite.
-Jason m'a dit que votre thérapie avançait doucement mais vous voir ici aujourd'hui me conforte dans l'idée que vous trouverez la paix que vous recherchez. Autorisez-vous seulement à vous ouvrir à vous-même.
Silence.
Gênant. Inconfortable.
Silence.
-Votre mère était un pilier de notre communauté même si elle n'en faisait pas officiellement partie. Nous regrettons son humanité et sa gentillesse tous les jours.
La corde sensible. Ne pas craquer. Ne pas craquer. Ne pas craquer.
-Je tenais simplement à vous dire que j'ai rrqué l'arrêt de ses donations après sa mort. Même si cet argent nous est vital, je comprends que votre engagement soit différent de celui de votre mère.
-Je... euh, je...
Sa rrque me prend de court. Bien sûr que j'ai ordonné à mon banquier de résilier ces virements mensuels. Mais aujourd'hui, après avoir découvert la communauté du centre et leurs idéaux, après avoir côtoyé ces gens et leur évidente quiétude, je me sens presque coupable de les priver d'une aide que ma mère aurait aimé voir perdurer.
-Ne vous tracassez pas avec cela, nous aurons l'occasion d'en reparler plus tard si vous le souhaitez. En attendant, je vous réitère mes encouragements. Je suis convaincu que Jason saura vous guider sur le chemin de la paix intérieure.
***
Je parque la voiture de mon père devant la maison de après avoir roulé plus d'une heure sans but précis. Sentir le vent fouetter mon visage ne m'a pas permis de me remettre les idées en place. Je suis toujours totalement perdue.
Mes parents me manquent. Eperdument. Je questionne constamment toutes les décisions que je prends en craignant de les décevoir. Je voudrais tellement les rendre fiers que je ne sais plus vraiment où j'en suis.
Quand j'entre dans la maison, un boucan digne d'un troupeau d'éléphant fait rage à l'étage. Aucun doute, Enzo est rentré. Je n'hésite pas, je grimpe les marches, prête à crever l'abcès. J'ai toujours détesté être en froid avec lui. Je le retrouve dans sa chambre, faisant face à trois grosses valises et deux sacs de sport. J'ai beau plier les mains contre ma poitrine, je ne peux empêcher mon cœur de se casser la figure.
-En-Enzo ? Mais, que... ?
La peur me foudroie quand mon regard rencontre celui de mon frère, rougi et désemparé. Tremblante, je réduis la distance pour l'engloutir dans mes bras. Il ne résiste pas, au contraire il lâche au sol les quelques affaires qu'il tenait entre les mains pour s'agripper à moi comme il s'agripperait à une bouée de sauvetage. Les soubresauts de sa poitrine ne me laissent aucun doute sur ses pleurs. Je resserre davantage ma prise, dévastée par sa peine que je ressens dans chacune de mes cellules.
-Enzo, qu'est ce qu'il se passe ?
Quatre inspirations, deux sanglots et des centaines de larmes, c'est ce qu'il lui faut pour trouver le courage de se redresser et de me laisser lire sa douleur. Je n'ai pas besoin de ses mots, je sais déjà ce qu'il ne me dit pas. Il est tombé sous le charme d'une fille qui en aime un autre et qui a cru qu'elle pourrait oublier cet autre dans les bras de mon petit frère, sans penser un seul instant à son cœur de guimauve qu'elle broierait sans même s'en rendre compte en lui avouant que même si elle lui a offert son corps, elle ne sera jamais capable de lui offrir son cœur.
Et mon petit frère - mon petit frère si sensible et naïf - a pris le risque d'écouter son cœur se briser en un milliard de morceaux pour goûter à une nuit d'amour.
Sa peine me submerge tant que je ne sais pas quoi faire d'autre que de le prendre dans mes bras à nouveau. Quand il flanche, je flanche. Quand il tombe au sol, je tombe avec lui. Quand ses larmes roulent dans le creux de mon cou, mes larmes se noient dans l'océan de ses mèches brunes.
-Ca va aller Enzo... ça va aller...
-Je veux rentrer murmure-t-il si faiblement que je crois avoir rêvé.
Non, cauchrdé plutôt.
-Tu veux... tu veux rentrer en Italie ?
-Oui... j'ai bien réfléchi aujourd'hui. Depuis que je suis revenu ici, j'enchaine les conneries. D'abord je passe mon temps à faire la fête pour oublier papa et maman, ensuite je m'embourbe dans cette histoire perdue d'avance... je ne trouve pas ma place ici.
Les larmes redoublent sur mon visage à mesure que je comprends que je suis en train de perdre mon frère.
-Mais toi je ne t'ai jamais vue aussi heureuse que depuis qu'on est revenus. Ne me suis pas en Italie, ta vie est ici. Je te promets que je reviendrai te voir bientôt mais pour l'instant, j'ai besoin de renouer avec mon quotidien, mon groupe et mes potes.
-Tu es sûr de toi ?
-Oui. Mais ne t'imagines pas un seul instant que je t'abandonne. Tu es plus forte que tu ne le crois. Ne te sacrifie pas pour moi et pense à toi. Pour une fois, pense à toi. Reste ici. Et oublie les horreurs que je t'ai dites hier soir. Je... Je suis désolé . Je ne voulais pas entendre la vérité et j'ai préféré te blesser pour te faire reculer. C'était méchant et idiot. Ne m'en veux pas s'il te plait.
Après quelques secondes, je finis par hocher la tête. Le nœud dans ma gorge est si serré qu'il m'empêche de prononcer le moindre mot. Je suis pourtant si fière de mon frère ! Il n'a jamais eu peur de prendre des risques, de se planter, de se relever et de revenir aux sources pour repartir encore plus serein. D'apparence, nous sommes semblables avec nos yeux verts et nos cheveux ébouriffés mais Enzo ne passe pas son temps à lutter contre ses démons. Il les affronte et les repousse, ne leur laissant jamais l'occasion de s'insinuer en lui pour le tourmenter.
-Par contre j'ai besoin de toi... Est-ce que tu accepterais de me donner un coup de main pour mon déménagement et mes dossiers d'inscription à la fac ?
Ses petits yeux implorants ont raison de mes larmes. Je m'esclaffe, levant les yeux au ciel pour bien lui signifier que je vois clair dans son jeu. Ce sale gamin tente de m'amadouer avec son regard de chiot abandonné et... que voulez-vous, je ne suis qu'une grande sœur !
-File moi tes papiers que je m'en occupe.
Nous passons le reste de la journée à organiser son départ. Chaque minute qui passe nous rapproche de notre séparation mais l'apaisement évident qui l'habite adoucit ma tristesse. Quand je quitte la maison pour rejoindre au salon, mon frère est en pleine discussion avec ses copains italiens sur Skype. Il semble tellement enjoué que je comprends alors qu'il a pris la meilleur décision pour lui.
