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25

Il y a les jours avec et les jours sans. Les jours où je me réveille avec l'envie de croquer la vie à pleine dents et ceux où je ne sens qu'un poids mort logé au creux de mon ventre. Les jours où mon sourire illumine à lui seul le soleil et les jours où mes ombres me submergent violemment.

Et puis il y a les jours comme aujourd'hui.

Les jours où je voudrais tout simplement me rendormir.

Aujourd'hui, j'entends des rires dehors, en bas, au loin, mais je ne ris pas. Je me contente d'agripper cette saleté de cuvette en attendant que les spasmes de mon estomac se calment. J'ai franchement merdé hier. Mais j'ai beau grogner, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Une nouvelle vague soulève mon pauvre estomac en panique et je replonge la tête la première dans les toilettes.

Après être restée pratiquement une demi-heure assise à même le sol pour être sûre que les symptômes post-cuite aient disparu, je m'accorde une douche et je descends rejoindre le brouhaha qui s'accentue à mesure que j'approche du jardin. Putain, j'ai déjà mal au crâne. Je récupère mes lunettes de soleil et j'ouvre la baie vitrée. Je me fige une seconde en apercevant Laura, assise à côté de . Lorsque je m'affale sur une chaise de jardin, mes amis ne se privent pas pour se moquer de ma tronche. Je les comprends, je ressemble vraiment à rien ce matin. Seul reste silencieux mais il n'en scrute pas moins les moindres traits de mon visage pour s'assurer que je vais bien. Ne t'en fais pas, seul mon amour propre en a pris un sacré coup.

-Ca y est, tu as enfin émergé ? m'interroge Jamie avec un faux sourire innocent greffé aux lèvres.

-File moi un verre de jus d'orange au lieu de te foutre de ma gueule.

-Tu préfères pas plutôt commencer tout de suite par un shooter ? lance Nico.

-T'en fais pas bébé, même avec cette tête affreuse tu pourras toujours frapper à ma porte, me taquine Sam.

Je les ignore religieusement en avalant une première gorgée de jus frais. Comment ai-je pu me laisser déborder de la sorte hier ? J'en ai même oublié mes deux règles d'or : ne pas faire de mélange et boire de l'eau de temps en temps. Si je suis totalement honnête, je dois admettre que le fait de voir Laura m'a mise sens dessus dessous. Et la retrouver ici ce matin, entourée de tous mes amis, assise à côté du seul ami auquel je ne veux pas qu'elle touche ne m'aide pas à me remettre de ma gueule de bois. Derrière les verres sans tain de mes lunettes de soleil, je m'autorise à l'observer discrètement.

Elle n'a pas franchement l'air d'être à l'aise. Elle garde la tête baissée, le regard rivé sur ses doigts qui jouent nerveusement avec une serviette en papier. n'est pas non plus au mieux de sa forme. Son visage est fermé, soucieux, fatigué. Laura semble également épuisée, comme si la peine qu'elle endure l'écrasait de tout son poids. Même si je ne la porte pas dans mon cœur, je ne peux m'empêcher d'avoir de la peine pour elle. Elle relève brièvement la tête et nos regards se croisent une seconde. Une seconde pendant laquelle le temps s'arrête et rembobine tout ce que je croyais ressentir envers elle. Elle se suspend et tout ce qui nous entoure se confond dans une brume opaque. Je m'agrippe à cette seconde pour lui murmurer « je ne voulais pas que ça se passe comme ça ». Laura l'attrape et son sourire triste me répond « moi non plus ». Elle s'évapore aussi vite qu'elle est arrivée, nous laissant seules, chacune à l'extrémité d'un abîme qui nous séparera sans doute toujours. Mais bizarrement, je me sens maintenant un peu moins mal.

Mes amis m'interpellent, me sortant subitement de mes pensées lorsque Nico me dnde gentiment si j'aimerais assister à leur concert vendredi prochain. Instinctivement, mes yeux dérivent vers qui me toise, imperturbable. L'intensité de son regard est telle que je me sens rougir. Je baragouine un « oui » à peine compréhensible et je m'empresse de vider mon verre pour cacher mon embarras. Mais pourquoi suis-je embarrassée au fait ?

L'assemblée continue de blaguer à tout va en terminant le brunch. Je me force à avaler un morceau de pain mais je renonce rapidement, mon estomac n'étant pas encore prêt pour ce genre de folie. Une fois n'est pas coutume, je me terre derrière mes lunettes de soleil pour observer la scène avec un peu de recul. Je suis entourée de tous ceux qui ont nourri mon enfance, dans le jardin de autour d'un agréable brunch, au lendin d'une soirée que tout le monde a trouvé géniale. Et je suis la seule à me sentir en total décalage avec l'ambiance ambiante.

Mon attitude de la veille me dégoûte profondément. Sans même essayer de me montrer plus forte que mes démons, je me suis laissée trainer au fond du gouffre sombre de mes faiblesses, avec le perfide espoir de me prouver que je ne valais pas mieux. Ce matin, j'ai compris que mes conneries d'adolescente n'ont plus aucun sens aujourd'hui. Je ne saurai plus m'oublier en m'offrant au premier venu. Je ne pourrai plus déconnecter mon esprit en l'abreuvant d'alcool sans ressentir cette honte qui me submerge depuis que j'ai ouvert les yeux. Je ne suis plus la même, c'est peut-être une bonne chose finalement ?

Cette prise de conscience me soulage du poids qui enchainait chacun de mes pas depuis que j'ai repris connaissance sur mon lit d'hôpital. Je ne suis plus celle que j'ai laissée sept ans auparavant. Je dois me redécouvrir et me laisser une chance. Une chance de faire de meilleurs choix, d'être à la hauteur de mes parents. Une chance de faire taire cette petite voix qui me dézingue constamment au fond de ma tête.

Dans ma poche, je sens mon téléphone vibrer. Je suis surprise de découvrir un texto d'Enzo, lui que je croise constamment en coup de vent en ce moment.

Enzo : Tu fais quoi aujourd'hui ?

Moi : J'ai envie de mettre les voiles. Tu m'accompagnes ?

Enzo : Ok. Tu passes me prendre chez Tim ?

Moi : File moi l'adresse, j'arrive dans quinze minutes.

Une folle idée germe dans mon esprit. Je salue brièvement mes amis puis je me hâte de récupérer mon sac et les clés de la maison de mes parents. Lorsque j'arrive devant le grand portail, j'entends soudainement la voix grave de mon père résonner en moi.

Quand tu ne sais plus où tu vas, regarde d'où tu viens

Oui papa, tu as raison. J'insère la clé en fer dans l'immense porte en bois foncé que je tire de toutes mes forces pour l'ouvrir entièrement. Le grincement familier qu'elle chantonne me replonge dix ans en arrière, quand je trépignais d'impatience entre les jambes de mon père. La lumière pénètre à l'intérieur du garage, faisant voleter toute la poussière qui s'est accumulée ces derniers mois. Je toussote un instant en secouant l'air de mes deux mains. La sublime Mustang rouge vif de mon père scintille presque en retrouvant les rayons du soleil, plus rutilante que jamais. J'ouvre la portière et m'installe aux manettes pour la première fois. Quand mes doigts se posent sur le cuir du volant, je pourrais presque sentir les tendres empreintes que mon père a laissées derrière lui.

Au premier tour de clé, le moteur rugit. Je souris. J'appuie à nouveau deux ou trois fois sur l'accélérateur pour savourer cette mélodie puis je m'engage sur la route. J'ôte la capote pour profiter de cette sensation pleine de liberté qui s'infiltre immanquablement sous ma peau dès lors que je roule à bord de ce vieux bolide. Mes cheveux bruns s'emmêlent dans le vent mais je m'en fiche. Pour la première fois de la journée, je me sens bien.

Mon frère m'attend déjà sur le trottoir lorsque j'arrive chez Tim. Il a une petite mine et mon instinct de grande sœur s'éveille aussitôt. Il s'installe sur le siège passager et boucle sa ceinture après avoir déposé un furtif baiser sur la joue. Je remets le moteur en marche en l'observant du coin de l'œil.

-Tu vas bien ?

-Ouais, ouais.

-Et sans mensonge, ça donne quoi ?

Mon frère soupire.

-Je... j'ai simplement eu l'impression de revoir papa quand tu es arrivée avec cette voiture.

Je ne réponds pas. Il n'y a rien à répondre de toute façon. Je me contente de passer affectueusement la main dans ses cheveux ébouriffés et de mettre un peu de musique.

-Tu... tu penses souvent à eux ? m'interroge la voix tremblotante de mon frère.

-Tous les jours Enzo.

-Ils te manquent beaucoup à toi aussi ?

-A en crever. Mais je ne m'interdis pas de penser à eux, bien au contraire. Ils doivent vivre dans nos souvenirs, je ne veux pas les perdre pour de bon.

Je veux que mon frère comprenne qu'il a le droit d'être triste, de les pleurer et de se souvenir. Parce que le souvenir fait partie de la vie et que s'ils disparaissaient de nos mémoires, ils seraient tout à fait morts. Nous avons encore le pouvoir de les garder un peu à nous, même si ce n'est qu'en pensée. Alors je veux qu'il s'autorise à les faire vivre pour adoucir leur disparation.

Je m'engage sur une route escarpée qui enveloppe les falaises rocailleuses de notre belle région. Je prends de la vitesse en laissant la Mustang se mouler aux courbes qu'elle a tant de fois foulées. Nous sommes seuls en ce dimanche d'été, seuls et pourtant tellement ensemble.

-J'ai fait tout ce que j'ai pu pour les oublier. Je croyais que c'était la solution. Je... je ne savais pas vraiment quoi faire. Il y avait tous ces souvenirs qui me harcelait et moi, je... je voulais juste arrêter d'avoir mal. Alors j'ai assisté à toutes les fêtes de la région, j'ai bu jusqu'à en oublier mon prénom et je me suis perdu avec beaucoup trop de filles. Mais à chaque fois, je me suis réveillé avec cette douleur dans le ventre. Ce goût dégueulasse sur la langue qui me donnait juste envie de me gifler. Parce que je savais que si papa et maman m'avaient vu dans cet état, ils auraient été vraiment déçus.

Les paroles de mon frère font écho au dégoût que je sens encore voltiger dans mes veines. Même si nous avons toujours été foncièrement différents, nous sommes les mêmes au fond.

-Je sais ce que tu ressens Enzo. Et je voudrais tellement que tu me fasses assez confiance pour me parler de ce qui te ronge parfois. Même si je suis plutôt chiante dans mon genre, je resterai toujours ta grande sœur, celle qui sera là pour toi à n'importe quel moment de ta vie.

Mon frère lève les yeux au ciel en râlant. Cet idiot a au moins le mérite de détendre l'atmosphère.

-Il faut qu'on les rende fiers parce qu'un jour où l'autre on les retrouvera et leur sourire nous accompagnera, finis-je le cœur un peu lourd.

La vielle Mustang serpente avec grâce sur les routes de campagne tandis que nous continuons de partager nos états d'âme. Mon frère commence à évoquer ses souvenirs en riant, m'offrant ainsi de belles heures chaudes aux sonorités familiales. Nous passons l'après-midi dans cette voiture, à nous enivrer de vitesse et de souvenirs jusqu'à ce qu'il me tanne pour que je m'arrête près d'un sublime point de vue. Il se rue vers un petit chemin abrupt qui ondule à travers le maquis. Suspicieuse, je le suis tout de même et quelques minutes plus tard, nous atteignons une magnifique et minuscule crique, logée en contrebas d'un amas rocailleux. Enzo fait voltiger ses vêtements en courant vers l'eau, si bleue et accueillante. Les rayons du soleil se reflètent à sa surface, donnant ainsi vie à une nuance que je reconnaitrais entre mille. Subjuguée par cette vision sans doute utopique, je m'approche doucement de l'eau. J'ai l'impression de plonger dans l'immensité du regard de comme si je pouvais me lover sous sa peau et ne jamais – ô grand jamais – m'en défaire.

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