Marquée par la Lune -AA
[1/10] – L’odeur du passé
On ne revient jamais par hasard.
Chaque virage de la route menant à Ravelore semblait fouiller dans les mémoires déchirées d’Aelya, comme si l’asphalte lui murmurait les fragments d’un passé qu’elle avait voulu oublier. Les pins noirs dressés de chaque côté formaient une haie d’honneur sinistre, un tunnel d’ombres où le soleil lui-même semblait interdit d’entrée. Le moteur de sa voiture haletait, avalant les derniers kilomètres dans un souffle rauque, comme s’il portait avec elle le poids des fantômes qu’elle revenait affronter.
Dix ans.
Dix ans sans mettre les pieds ici.
Dix ans à fuir un village qu'elle avait un jour appelé maison. Dix ans à éviter les regards, les souvenirs, les cicatrices.
Et aujourd’hui, elle revenait.
Pas pour les retrouvailles. Pas pour la nostalgie.
Mais pour une chose bien plus concrète :
La vérité.
Depuis trois mois, des appels anonymes troublaient ses nuits. Toujours à l’aube. Toujours muets. On y entendait des souffles, des bruissements de feuilles, parfois un craquement, comme si la forêt elle-même l’appelait. Puis le silence. Et un message.
« Il est arrivé quelque chose à Théo. Rentre. »
Son frère jumeau. Son double. Son seul lien avec Ravelore.
Disparu.
Aelya serra le volant, le regard fixé droit devant. La brume rampait sur les flancs de la vallée comme une bête blessée. L'air avait changé. Il était plus lourd, plus acide. Comme si la terre elle-même refusait son retour.
Quand elle passa devant le vieux panneau rouillé ,son cœur accéléra.
Ce n’était pas de l’excitation.
C’était de l’instinct de survie.
[2/10] – Un village rongé
Les maisons n’avaient pas changé. Toujours en pierre sombre, aux toits bas, dévorées par le lierre, comme si le temps lui-même avait renoncé à les détruire. Mais les gens, eux, n’étaient plus les mêmes.
Ils avaient des visages creusés par quelque chose de plus féroce que l’âge. Un silence pesait sur le village, un silence épais, presque vivant, qui se glissait dans chaque interstice, chaque regard fuyant, chaque porte claquée trop vite.
Quand Aelya posa le pied sur les pavés humides de la place centrale, le monde sembla retenir son souffle. Pas un mot. Pas un sourire. Juste des yeux qui s’échappaient, des ombres qui la suivaient sans bruit.
Une vieille femme traînait un cabas trop lourd pour elle, les yeux rivés au sol. Un chien aboya puis se tut aussitôt, comme s’il avait compris qu’ici, faire du bruit était une offense.
Aelya demanda son chemin à un homme qui passait. Il ne répondit pas tout de suite. Juste un hochement de tête, un geste du menton. Puis il tourna les talons.
La maison des Mirkane était toujours là, au bout de l’impasse. Elle se dressait, tête penchée, envahie par les plantes sauvages, ses volets mi-clos comme des paupières fatiguées. Aelya tourna la clé dans la serrure rouillée. Un craquement. Une odeur de cendre froide.
Tout était figé.
Comme si la maison elle-même retenait son souffle depuis dix ans.
Sur la table du salon, une rose noire. Fraîche. Recouverte de rosée.
Comme si quelqu’un était venu avant elle.
Comme s’il l’attendait.
[3/10] – Le Croc de Lune
Le soir même, elle ressortit. Incapable de rester enfermée plus longtemps dans cette maison où chaque silence était un cri contenu. Il lui fallait de l’air. Du mouvement. Des voix.
Le Croc de Lune était encore debout.
Le bar mythique de Ravelore, refuge des anciens soirs d’été, lieu de rires et d’histoires trop grandes pour un si petit village. Mais ce soir, il ressemblait à une cathédrale abandonnée.
Les volets étaient entrouverts. Une lumière tamisée filtrait, vacillante. Aelya poussa la porte. Une clochette tinta. Faiblement. Comme si elle non plus ne voulait pas trop s’annoncer.
L’odeur de bois ancien, d’alcool vieilli et de fumée froide l’enveloppa aussitôt. Quelques hommes à l’air fatigué murmuraient au fond. Une femme essuyait des verres d’un geste répétitif, presque nerveux.
Aelya s’approcha du comptoir.
— Je cherche du travail, dit-elle simplement.
La femme releva les yeux. Elle était plus jeune qu’Aelya ne l’aurait cru, mais ses traits étaient tirés par trop de silences accumulés.
— Tu sais dans quoi tu remets les pieds, petite ?
Aelya soutint son regard.
— Oui.
Mara, c’était son nom, lui tendit un tablier. Et un regard inquiet.
Elle servit les premières bières sans accroc. Discrète, silencieuse, mais attentive. Chaque mot échangé, chaque rire étouffé, chaque frisson dans l’air avait son importance. Et c’est alors qu’elle le vit.
Assis dans l’ombre, à l’extrémité du comptoir. Vêtu de noir. Une élégance ancienne dans la posture. Un verre intact entre ses mains croisées.
Il ne parlait pas. Il ne bougeait presque pas.
Mais il la regardait.
Et quand leurs yeux se croisèrent, un frisson la traversa tout entière.
Pas de peur. Pas vraiment.
Quelque chose de plus ancien.
Quelque chose de plus primal.
Ses yeux étaient trop dorés pour cette lumière
Et sans un mot, il sourit.
[4/10] – L'inconnu
Il ne dit rien ce soir-là. Pas un mot. Pas un geste. Mais Aelya sentait son regard comme une présence persistante dans sa nuque.
Les jours suivants, il revint. Toujours seul. Toujours à la même heure. Toujours avec le même verre. Comme s'il était figé dans le temps.
Personne ne semblait le connaître. Aucun client ne le saluait, personne ne parlait de lui. Il était là, silencieux, invisible pour tous sauf elle.
Et chaque soir, il la regardait.
Aelya tenta de l’ignorer. De se convaincre que ce n’était que le fruit de son imagination fatiguée, de son anxiété qui étirait les ombres plus que de raison. Mais il était bien réel. Elle le sentait dans chaque frisson involontaire, dans chaque regard qu’elle croisait dans le miroir derrière le bar.
Un soir, alors que la clientèle était plus bruyante qu'à l’habitude, un vieil homme évoqua une nouvelle disparition. Une fille. Disparue en pleine nuit. Aucun bruit. Aucun appel.
