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Lundi 4 septembre

                              

Je suis installée à ma table habituelle au fond du petit pub que j'adore fréquenter. La salle est plutôt vide en ce lundi après-midi, seul un couple de personnes âgées lit paisiblement le journal, leurs petits mains ridées tendrement enlacées. Je les observe distraitement de temps en temps, à chaque fois émue par leur complicité. Parfois, ils se sourient mais la plupart du temps, il leur suffit juste de se regarder pour que leur visage s'éclaire. Et chacun de leurs échanges de regard apporte un petit plus de douceur à ma journée plutôt morose. 

                              

J'ai décortiqué une trentaine d'annonces d'emploi sans vraiment réussir à trouver ce que je veux réellement faire de ma vie. Je fuis tout ce qui se rapporte de près ou de loin à l'assistanat commercial ou au secrétariat. Du coup, il ne reste que des jobs auxquels je ne connais absolument rien. Serveuse, vendeuse, femme de ménage, conseillère, réceptionniste etc. Toutes ces propositions me laissent totalement dubitatives mais étrangement, je réfléchis sérieusement à envoyer mon curriculum vitae. J'ai quand même envie de plonger dans le noir et de prendre en main mon avenir, même si l'inconnu me terrifie. 

                              

Deux heures plus tard, j'ai répondu à toutes ces annonces, aussi variées soient-elles. L'adrénaline pulse dans mes veines, comme un cours d'eau tranquille se transforme quelques fois en un torrent quand les éléments se déchainent. Pour ma part, c'est mon cerveau qui fuse de toutes parts. Il est tantôt déterminé à croquer ma nouvelle vie londonienne à pleines dents, tantôt en proie aux doutes et à l'amertume. Une boule se crée au creux de mon estomac, annonçant les prémices d'une fin de journée aussi maussade qu'elle a commencé et même si je me force à rester concentrée sur ma recherche d'emploi, je ne peux empêcher mes pensées de dévier vers mes parents. 

                              

Quand je lis les descriptions de poste, je n'arrive pas à me sortir de la tête la réaction qu'ils auraient s'ils savaient que je viens de postuler. Je vois d'ici leur déception - pire leur dégoût - et leurs mots sévères s'accrochent déjà à mes oreilles. Je n'ai jamais rien été d'autre qu'une déception à leurs yeux et même si je me suis promis de ne plus leur porter aucune considération, aujourd'hui je n'y parviens simplement pas. Cela fait maintenant presque cinq mois que j'ai quitté leur maison glaciale après avoir été éclaboussée pour leur rancœur et leur hostilité. 150 jours se sont écoulés pendant lesquels je me suis battue, je me suis relevée, je suis devenue plus forte malgré leur silence. Cependant, il y a des jours où leur mutisme m'écorche le cœur. Quel genre de parent reste sans aucune nouvelle de leur enfant unique pendant presque la moitié d'une année ? Pourquoi ai-je à leurs yeux si peu de valeur que je ne mérite même pas leur inquiétude ? 

                              

Je souffle longuement en enfouissant la tête entre mes paumes, tentant par ce geste navrant de me défaire de mes idées noires. Malheureusement, elles ne semblent pas prêtes à me laisser tranquille. Je sais que je ne parviendrai jamais à les comprendre et que je dois accepter la situation comme elle est. Oui, je le sais. Mais quelques fois, de candides lueurs d'espoir s'infiltrent à travers les fissures qu'ils ont engendrées dans mon âme et dispersent sur leur sillage de cruelles pensées qui finissent toujours de me mettre à terre. Et si ma mère ne savait tout simplement pas comment me joindre ? Peut-être est-elle prostrée chez elle, rongée par l'inquiétude ? Peut-être même que mon silence a éteint une partie d'elle qu'elle n'a jamais pu combattre ? 

                              

Et soudain, je me souviens. Tous ses mots froids, toute sa rancœur et tous ses regrets rejaillissent dans mon esprit tels des fantômes tapis dans l'ombre qui ne me quitteront jamais vraiment. Et le retour à la réalité est encore plus cuisant. Si ma mère avait vraiment voulu me retrouver pour s'assurer que je vais bien, elle l'aurait fait. Ethan l'a bien fait lui. Le gouffre qui ronge silencieusement ma poitrine s'étend encore un peu plus parce que je ne suis plus naïve. Mes parents ont tourné la page et m'ont rayé de leur vie. Il n'y a plus rien à espérer et pourtant, la fillette aux boucles brunes indomptables espère toujours un peu. Je crois qu'elle espérera toujours même si certains jours sont plus insouciants que d'autres. 

                                          

              

                    

Du dos de la main, j'essuie les quelques larmes qui menaçaient et je me reprends, me répétant sans cesse mes nouveaux mantras : 

Je suis forte

Je n'ai pas besoin d'eux

Je suis en train de me construire une belle vie

A force d'auto-persuasion, je finis par laisser ces mots s'infiltrer dans ma tête. J'éteins mon ordinateur et rassemble tous les papiers éparpillés autour de moi dans une pochette bleue. Mes yeux trainent une dernière fois sur les annonces d'emploi que j'ai imprimées quand le souvenir de Marina me percute de plein fouet. Depuis que j'ai abandonné ma vie parisienne, je n'ai jamais repris contact avec elle. Pourtant, j'adorais cette fille. Elle était bienveillante, à l'écoute et toujours d'un grand soutien. J'en ai passé des soirées à rire à ses côtés ! Je sens une onde de nostalgie enrober mon cœur et je m'en veux immédiatement. Même si j'ai décidé de refaire ma vie loin de mes tourments, elle ne méritait pas que je la laisse de côté. Sans réfléchir plus longtemps, je m'empare de mon téléphone et je compose son numéro. Les tonalités résonnent aussi fort que mon cœur martèle mes tempes.

-Allo ? 

Et c'est ainsi que soudain, j'ai la sensation qu'une douce vague de chaleur s'infiltre sous ma peau pour me m'enrober de souvenirs réconfortants.

-Marina ? C'est... moi, Candice. 

Un grésillement ternit le silence qui a failli s'installer entre nous quand je l'entends bouger puis hoqueter de surprise. 

-Candice ? C'est bien toi ? Bon sang, ce que je suis heureuse de t'entendre ! Comment vas-tu ? Où es-tu ? 

Je ris en chœur avec mon amie que je retrouve enfin. Elle me bombarde de questions et moi, je me sens légère. Elle aurait pu me reprocher ma désertion et mon silence mais au contraire, elle s'extasie quand je lui raconte ma nouvelle vie de l'autre côté de la manche. Elle me parle sans aucune gêne du chaos qui a régné à la soierie après mon départ et celui d'Ethan et de l'inquiétude qui ne la quittait pas quand elle pensait à moi. Et plus les minutes passent, plus je me sens bien. Je crois que j'ai toujours peur de reprendre contact avec des personnes de mon ancienne vie; j'ai peur de leurs reproches, de leur incompréhension ou de leur jugement. Mais Marina a toujours été celle qui m'acceptait comme je l'étais et qui me soutenait sans sourciller. 

-Ca me fait plaisir d'entendre ton sourire transpercer dans ta voix. Dis Candice, tu veux bien me donner des nouvelles de temps en temps ? 

-Bien sûr. Maintenant, je ne compte plus te laisser tomber. Si tu as envie de quitter Paris quelques jours, j'adorerais te recevoir ici. 

-Avec grand plaisir ! Faut qu'on s'organise ça très rapidement alors ! 

Marina continue de me poser quelques questions pour s'assurer que celle qu'elle a vue s'effondrer a maintenant repris des forces et je suis fière de lui montrer que malgré quelques cicatrices indélébiles, j'ai assez bien réussi à me relever. C'est avec le cœur enveloppé d'une agréable sensation de réconfort que je quitte le pub. 

Je me dirige en direction de la petite supérette du coin afin de remplir quelque peu les placards de la cuisine. Julie est peut-être la pro des soirées arrosées mais elle fuit les casseroles comme la peste. En m'installant avec elle, j'ai vite compris qu'en alliant mes talents de cordon bleu à son sens inné de la fête, nous allions former une équipe de choc. 

Je pénètre dans le magasin et attrape un petit panier. Je flâne un petit moment, prenant le temps de décider du menu de ce soir à ma guise. Sans vraiment regarder où je vais, je passe de rayon en rayon en enfournant par ci, par là quelques articles. Ces jours-ci, je ne suis pas dans une très bonne phase. Le retour d'Ethan a remué beaucoup de choses que je croyais envolées à tout jamais et je dois constamment me forcer à avaler quelques bouchées. Bizarrement, même pendant ma période d'anorexie la plus sévère, j'ai toujours continué à cuisiner. J'aime passer du temps derrière les fourneaux, à essayer de trouver les meilleurs accords pour contenter les palais de ceux que j'aime. J'ai simplement plus de mal à me faire plaisir à moi-même. Alors que je m'engouffre dans un nouveau rayon, je me fige sur place en fixant celui qui se tient à quelques pas de moi. 

            

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