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A bout de souffle et de bonnes résolutions, j'attrape mon téléphone et tape frénétiquement sur les touches. Il faut qu'il cesse. Je ne vais pas réussir à résister encore très longtemps.
Moi : Arrête Ethan ! Oui tes messages m'excitent, oui j'ai envie de toi, non mes mains ne sont pas en train de me faire perdre la tête et oui, j'espère que tu me donneras tout ce soir. Maintenant laisse-moi travailler !
J'éteins mon téléphone et je finis l'après-midi en essayant vainement de me focaliser sur la nouvelle affaire que ma responsable commerciale m'a confiée. Mon corps est encore complètement électrisé par l'excitation qu'Ethan a su créer en quelques secondes à peine et lorsque je quitte la soierie, je suis parfaitement consciente qu'un jour viendra où nous succomberons tous les deux à notre attraction dans un lieu inconvenant.
Je me gare sur le parking de la salle de danse un peu en avance. Comme à mon habitude, je ne perds pas une minute pour aller dans le vestiaire me changer et pénétrer au plus vite dans mon cocon. La salle est encore vide et j'en suis ravie. J'adore ce moment volé, cet instant que je fais mien toutes les semaines, pendant lequel je me laisse totalement aller sur une musique à chaque fois aléatoire. Je m'approche de la chaine hi-fi sur laquelle une clé USB est déjà branchée et je lance la musique. Je ferme les yeux et je laisse la mélodie m'emporter loin, très loin.
Quand les paroles de Symphony commencent à résonner entre les murs, un petit sourire se dessine sur mon visage et mon corps ne m'appartient déjà plus. Je virevolte dans la petite pièce, je volète parmi les sons et les mots et mes membres expriment enfin tout ce qui est emprisonné à l'intérieur de moi.
Au moment où le refrain se fait entendre, mon rythme cardiaque s'accélère et j'écoute plus attentivement les paroles. Mon estomac se serre délicieusement car je ne suis plus qu'une petite chose céleste emportée par les vagues de ma nouvelle vie.
And now your song is on repeat
And I'm dancin' on to your heartbeat
And when you're gone, I feel incomplete
So if you want the truth
I just wanna be part of your symphony
Will you hold me tight and not let go?
Si Ethan occupait déjà une grande partie de mes pensées, depuis qu'il a pris possession de mon corps, je suis devenue amnésique. Amnésique de tout sauf de lui. Il est la seule chose que je sens, que je ressens, que je respire et que je vis intensément. Je danse pour moi, pour lui, pour mieux créer un nous. J'ouvre les yeux et découvre Cassiopée qui me regarde fixement.
Je soutiens son regard et continue de lui montrer tout le bonheur qu'Ethan m'apporte alors même qu'elle ne veut pas l'accepter. Je tourne, je sautille, je lance mes bras, mes jambes, mon buste... Je vis intensément ce moment unique sans jamais lâcher mon amie du regard et je lui dis tout.
Regarde comme il a envahi mon corps, mes cellules, chacune de mes fibres.
Regarde comme je me sens légère
Regarde celle que je suis réellement.
Quand la musique s'adoucit jusqu'à laisser place à un silence assourdissant, je sors difficilement de ma transe. Cassiopée m'offre un petit sourire que je n'arrive même pas à lui rendre. Je m'isole un instant pour boire quelques gorgées d'eau et l'évidence me frappe de plein fouet. Ethan fait maintenant viscéralement parti de moi et cela m'effraie de plus en plus violemment. Je meurs de peur rien qu'en pensant au jour où notre bulle explosera. Car oui, elle explosera c'est certain. Notre bonheur n'est que provisoire. Mais peut-être est-ce la raison pour laquelle il est si intense ?
Quand je regagne ma voiture après avoir dansé pendant pratiquement deux heures, je me sens vidée. J'ai l'impression d'avoir laissé tous mes bagages à l'intérieur de cette petite salle et qu'il ne reste plus que... moi. Cette toute petite chose qui est en train d'éclore à pas d'escargot, après avoir été maltraitée pendant des années. Je croyais qu'elle avait péri, qu'il n'en restait rien mais j'ai eu tort. Je ne sais pas ce qui va éclore mais je sais juste que cela gronde trop fort en moi pour que je puisse l'ignorer.
Je laisse les kilomètres défiler avec une impatience démesurée. Avant de mettre le moteur en marche, j'ai envoyé un message à Ethan pour le prévenir que je n'allais pas tarder à rentrer. Hors de question de perdre une seule seconde. Je me gare, m'engouffre dans le hall et monte rapidement les escaliers. Je me dépêche de vider mon sac de sport et de sécher mes cheveux encore un peu mouillés. J'hésite un instant avant d'enfiler une tenue plus attractive pour faire plaisir à Ethan mais je me ravise. Je n'ai pas envie de faire semblant, je sais qu'il se contentera de mon sweat et de mon legging et qu'il me regardera comme la huitième merveille du monde. Mon corps se réchauffe à cette simple pensée et il me tarde de sentir son regard brûlant lécher ma peau.
Lorsque la sonnerie de ma porte retentie, je me précipite pour l'ouvrir, un sourire greffé au visage. Ce dernier meurt en un instant quand je découvre la personne qui se tient en face de moi. Mon père. Ses yeux noirs de colère et de déception. Son corps tendu et ses poings serrés. La froideur qui se dégage de lui. Le poids intolérable qui s'abat sur mon estomac. Et la douleur qui me vrille déjà les entrailles, comme si on m'avait asséné un coup de dague dans le dos.
-P...papa ?
Ma voix est blanche et livide, comme mon visage. Il ne daigne pas m'accorder la moindre réponse et se contente d'appuyer son bras sur le bois de ma porte pour lui permettre d'envahir mon cocon. J'ai peur de ce qui va s'abattre sur moi. Je le regarde pénétrer dans mon salon tout en scrutant chaque tableau, chaque photo qui orne mes murs blancs. Ma porte reste grande ouverte alors que mon cœur se recroqueville derrière sa forteresse. Mon cerveau a déjà enclenché le mode « auto-défense » lorsque j'ose lui demander :
-Que fais-tu là ?
-Tu oses me poser la question ? N'as-tu pas honte ma pauvre fille ? Et regarde-toi ! Ta mère sera dingue si elle te voyait te pavaner comme une dépravée !
Le combat commence et je sais d'avance que je vais le perdre. Je suis bien trop fatiguée et vulnérable. Je ferme les yeux et laisse la tempête s'abattre sur moi en espérant de tout mon cœur en berne que la foudre m'épargnera. J'entends alors la voix stridente de ma mère résonner dans ma tête : « Que tu peux être naïve, ma pauvre fille ! »
