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11

                    

Je crois que mes joues se relèvent un peu mais je n'en suis pas vraiment sûr. Je ne suis même pas vraiment sûr d'avoir entendu ce que je viens d'entendre. Est-ce que ce moment est réel ? J'enfonce mes doigts dans la boule que j'ai façonnée distraitement, je sens la chaleur d'une pâte fraichement réalisée, l'élasticité du mélange qui ne demande qu'à être travaillé. 

Sans vraiment le vouloir, je laisse un silence s'éterniser. Quand Holly se relève pour partir, je sors de ma léthargie. La voir se diriger vers la porte pour me laisser du temps et de l'espace me fait l'effet d'un électrochoc. 

-Q-quand je s-suis ici, q-quand je pâ-pâtisse, c'est le s-seul moment où je n-ne me sens p-pas comme un in-capable. Ici, je ne r-réfléchis pas, j'écoute m-mon instinct et ç-ça fonctionne plutôt b-bien. 

J'attrape mon rouleau à pâtisserie pour abaisser ma pâte sablée. Je sens le regard d'Holly sur moi mais je continue. 

-Le r-reste du t-temps, je fais s-semblant. Ce q-que vous avez d-découvert hier, je le c-cache à tout le monde ou p-presque. Même m-ma fille n'est pas au c-courant. Je n'ai jamais r-réussi à lui en p-parler, j'ai t-trop honte. Je suis son p-père, son p-pilier, je suis c-censé tout savoir et la p-protéger de tout. Je ne suis pas c-censé être... ça. 

Perdu dans mon flot inhabituel de paroles, je m'accorde un peu de répit. Mais je reprends vite, poussé par je ne sais quelle force. La porte menant à la salle principale est fermée, je suis dans mon antre, dans mon cocon, il n'y a que moi et Holly et je me sens bizarrement en sécurité, les mains pleines de farine. 

-Je... je n'ai j-jamais réussi à accrocher avec l-l'école. Je n'étais p-pas très intéressé, c-c'est vrai mais il faut di-dire aussi que l'école n'était p-pas un endroit où je m-me sentais en sécurité. Les autres... ils n-n'étaient pas très gentils avec moi, ils passaient leur temps à se moquer du binoclard, du garçon à la peau trop foncée en famille d'accueil. Alors j'ai vite d-décroché. Et comme je changeais souvent de famille d'accueil, je changeais souvent d'établissement. Je n'intéressais pas vraiment les professeurs et je n'osais pas demander de l'aide. Je... je sais lire quelques mots, des mots simples mais je n'arrive pas à faire plus. Et écrire, c'est... n'en parlons même pas. Je sais former les lettres mais pas les mots. Et c'est difficile, vous savez, au quotidien, c'est... ça fait mal de ne pas pouvoir en parler sans prendre le risque d'être moqué. Alors je le cache et je me débrouille. Mal, très mal, je vous l'accorde mais je fais comme je peux. J'essaie toujours. Je me dis toujours que cette fois, c'est la bonne, que je vais y arriver, que je peux le faire. Mais la déception est encore plus grande à chaque fois que je me retrouve devant des suites de mots qui restent un mystère pour moi. Alors je regorge de subterfuges, ris-je tristement. Voilà, je... voilà qui je suis. Et pour répondre à votre question, non je ne suis pas du tout à l'aise avec la lecture. C'est même mon pire cauchemar. 

Mes mains terminent de détailler le dernier sablé pistache-noisette. Les paumes de nouveau plaquées contre le métal froid du plan de travail, le regard figé dans le vide, je laisse mes pensées vagabonder loin dans mes souvenirs. 

Holly n'a pas bougé. Elle est toujours debout près de la porte, immobile comme une statue de pierre. Elle ne m'a pas interrompu une seule fois. Ce qu'elle m'a offert aujourd'hui, c'est précieux. Et ça me fait autant de mal que de bien. Sa douce voix résonne finalement après un long silence. 

-Vous n'avez pas bégayé, souligne-t-elle en souriant. 

-Oh, n-ne v-vous y habituez pas t-trop ! 

Elle retrouve son siège lentement, comme si elle ne voulait pas me brusquer. Dans l'air flotte une subtile odeur sucrée, rassurante. Je me secoue imperceptiblement la tête pour me remettre d'aplomb. Devant moi, une vingtaine de sablés d'environ deux centimètres d'épaisseur m'attendent. Je ne sais même pas comment je les ai réalisés. Je les enfourne alors qu'Holly reprend la parole. 

            

              

                    

-Je suis désolée qu'aucun enseignant n'ait fait attention à vous durant votre scolarité. Je n'y suis pour rien mais je suis vraiment, vraiment désolée que vous ayez dû affronter tout cela et que vos difficultés perdurent aujourd'hui. Personne ne devrait avoir à se battre comme vous le faites. 

Mes joues sont en feu. Et ce n'est pas à cause de la chaleur du four quand je referme la porte. 

-M-merci. Mais c'est c-comme ça, haussé-je les épaules en signe de défaite. Au f-final, j'ai l'habitude de m-me prendre des m-murs. Mais r-rassurez-vous, j'ai t-toujours fait attention à ce que Mila ne s-subisse pas mes p-problèmes et qu'elle ne d-découvre pas la v-vérité. 

-Je n'en doute pas une seule seconde Louis. Mila est une enfant épanouie et très prometteuse. Elle ne vit pas du tout la même expérience scolaire que la votre et je vous fais la promesse que je veillerai à ce que cela reste le cas. 

Alors que je m'affaire à astiquer le plan de travail, Holly pose délicatement sa main sur mon avant-bras. Penchée en avant, elle s'assure que son regard retienne le mien en otage pour continuer: 

-Et je vous trouve très courageux. 

Mes sourcils se froncent. 

-J-je n'ai r-rien de c-cou... 

-Alors là, je vous interromps tout de suite ! Vous élevez tout seul votre fille, vous excellez dans votre cuisine, vous avez l'air de mener une vie équilibrée même si vous ne savez pas lire ni écrire. Vous êtes courageux Louis, que vous en ayez conscience ou non. 

Je hausse les épaules, ne sachant que répondre. Maintenant que j'ai terminé les sablés, je réalise un peu trop ce qui se passe ici. L'ampleur de mes aveux, le poids de ses mots. La force de son regard, qui me touche autant que ce qu'elle peut prononcer. Je romps notre lien visuel quand mon visage métissé atteint une teinte cramoisie. Mes yeux tombent sur sa main qui est toujours installée sur mon bras. Holly suit mon regard et l'ôte aussitôt, semblant réaliser qu'à cet instant seulement que nous n'avons pas bougé. Elle se réinstalle contre le dossier de la chaise, ses doigts frottent machinalement le nylon de ses collants noirs. 

Elle porte une robe de couleur vert sapin aujourd'hui. Une robe toute simple, sans fioriture ni décolleté. Ses bras sont cachés par une veste noire. Elle a ramené ses cheveux sur un coté, ce qui a tendance à dégager son visage. Ça lui va bien. Ses jolis yeux bleus ne sont pas rehaussés par du maquillage, du moins je ne crois pas. Elle une peau pâle mais ses yeux clairs et ses cheveux blonds créent une harmonie parfaite.     

Ses doigts jouent avec un fil sorti de la couture de sa robe. Il me semble qu'elle cherche ses mots mais je la laisse faire. A ce jeu-là, elle est bien plus douée que moi. 

-Je... je pourrais vous aider, moi. 

-M-m'aider ? C-comment ça ? 

-Je pourrais vous apprendre à lire et à écrire si vous le souhaitez. 

-Oh, non, non, je... 

Je perds toute contenance. Mortifié, couvert de honte. Je croyais que cette conversation se déroulait plutôt bien, j'avais baissé ma garde, je... je croyais pouvoir éviter la pitié. Le timer du four sonne, je m'accroupis pour sortir les sablés. 

-Attendez, ne refusez pas tout de suite Louis. Je suis tout à fait capable de vous aider. Je ne vous juge pas, si vous déclinez ma proposition je ne me formaliserai pas. Mais je veux que vous sachiez que vous avez la possibilité de changer les choses. Vous m'avez dit que vous essayez constamment sans jamais y arriver. Mais à deux, nous y arriverons. 

-C'est t-trop gênant Holly, v-vous êtes la m-maitresse de ma f-fille, vous n-n'allez pas aussi v-vous occuper de m-moi ! Et q-que diront les gens ? Que v-vais-je dire à ma fille ? Non, non, c'est... 

-C'est ça qui vous gêne ? Ce que peuvent penser les gens ? Mais ils n'en penseront rien puisqu'ils ne le sauront pas. Ça ne regarde personne à part vous. Quant à votre fille, c'est à vous de décider ce que vous avez envie de lui dire. A vous seul. 

-Je... non, j'ai... 

Trop honte. Mais ça, je ne parviens à lui l'avouer. Je n'ai pas envie d'être le garçon à qui elle apprend à lire et à écrire. Je veux rester celui qui fait de si bonnes pâtisseries qu'elle est obligée de fermer les yeux quand elle les savoure. 

-N-non. Je n-ne crois p-pas que ce s-soit une b-bonne idée. 

-Comme vous voudrez Louis. Réfléchissez-y quand même. Je... je vais vous laisser maintenant. 

Holly se lève gracieusement de sa chaise et m'offre un doux sourire. Puis elle me tourne le dos et disparait de la cuisine. Debout devant mes sablés encore chauds, je peine à savoir si j'ai fait le bon choix. Si j'ai eu raison de me confier comme je l'ai fait. J'ai l'impression qu'Holly est une personne de confiance, auprès de qui mon secret sera bien gardé mais d'un autre côté, c'est tellement difficile pour moi de me montrer sous ce jour. De dire toutes ces choses à haute voix et d'observer les dégâts qu'elles causent. Je n'ai aucune envie qu'elle me regarde batailler lamentablement et me vautrer inévitablement. Non, je refuse. Je vais continuer de me débrouiller tout seul, comme je l'ai toujours fait. 

            

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