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Je m'étais réveillée avec le corps en compote, comme si un poids m'avait roulé dessus. Impossible de fermer l'œil correctement la nuit précédente, mes pensées tournaient trop vite. Le réveil avait sonné, et malgré la fatigue, je n'avais pas d'autre choix que de suivre la routine du matin. Tout paraissait ordinaire, pourtant quelque chose clochait. Habituellement, j'aurais déjà écrit un message à Ashton. Là, silence complet.
Mon regard s'attardait sans cesse sur la bague neuve qui brillait à mon doigt, souvenir encore brûlant de la veille. Avec le recul, un détail me revenait : Damon. Son attitude avait été trop étrange. Lui qui sautait sur la moindre occasion pour se chamailler avec moi, il s'était montré étrangement docile. Pas un mot plus haut que l'autre quand son frère s'était fiancé à sa petite amie, pas un froncement de sourcils quand j'avais proposé précipitamment qu'on officialise tout de suite. Même la bague, il l'avait acceptée sans broncher. Ça n'avait rien de normal.
Et puis, d'ordinaire, il venait dîner avec Corinna. Leur flirt n'avait jamais été discret, bien au contraire : impossible de les ignorer. Mais hier, rien. Pas un geste, pas un regard. Comme si elle n'existait pas.
Je chassai ces pensées en soupirant, parcourus mes mails en vitesse, et pris la route. Tant pis, il devait juste accuser le coup.
- Addie !
À peine sortie de ma voiture, Jenna m'attrapa et m'écrasa contre elle. Ses cheveux noirs coupés courts et son éternel sourire la rendaient impossible à ignorer. Je pouvais toujours compter sur elle.
- J'ai vu les infos ! Les fiançailles sont partout ! Mais qu'est-ce que ça veut dire, hein ?
Elle me détaillait comme si elle s'attendait à trouver des blessures.
- Salut, toi aussi, répondis-je en riant, alors qu'elle me reprenait dans ses bras.
Elle recula d'un air faussement vexé.
- Comment as-tu osé te fiancer sans rien me dire ? Avec Darnon Steyn, en plus ! Vous vous détestiez ! Et maintenant je tombe sur des photos de vous en train de vous embrasser ?
Je me crispai et détournai le visage.
- Longue histoire. Pas envie de m'étendre. Gabriel est prêt pour sa scène ?
Le soleil commençait à chauffer. On était perdus au milieu du désert, entourés de cactus et de lézards. Le décor avait été monté, les caravanes installées, tout le site verrouillé par une clôture. Mieux valait prévenir les intrusions : on avait déjà eu affaire à des pillards.
- Il sort du maquillage, dit Jenna, ma productrice, en me talonnant. Mais ne crois pas que tu vas t'en tirer comme ça.
- Je t'expliquerai, promit-je. Pas maintenant.
- Addie ! lança Lucas en m'apercevant. Caméras prêtes !
- Les chevaux ? demandai-je en m'asseyant sous la toile.
- Un seul coopère, fit Jenna en soupirant.
- Les autres font leur cirque, ajouta Lucas avec un sourire. Au fait, sympa ton apparition dans les tabloïds. Toi et le playboy... joli couple infidèle.
- La ferme, Lucas.
Il haussa les épaules.
- Je ne fais que constater.
- Décale-moi la caméra treize degrés vers l'ouest, ordonnai-je.
Je suivais les images sur l'écran quand un fracas me fit sursauter. Gabriel surgit de sa caravane, la porte claquant derrière lui, poursuivi par une maquilleuse furieuse.
- Un cappuccino au chocolat blanc pour Giselle ! lança Jenna à une assistante.
- Pourquoi il râle comme ça ? demandai-je, intriguée.
- Aucune idée, répondit Lucas. Peut-être qu'il se met dans la peau de son rôle.
- Gabriel ! cria Jenna. Respecte un peu le personnel !
Il lui fit un geste obscène. Pas vraiment du jeu d'acteur, à mon avis.
- Parfait pour la scène, marmonnai-je en me levant. Tout le monde en place ! On tourne dans cinq !
Gabriel, couvert de poussière et en haillons, ressemblait exactement au personnage qu'il devait incarner.
- Zoom avant d'un quart, ordonnai-je.
La scène se déroula en direct, sa colère se fondant dans son jeu. Il fallut recommencer plusieurs fois à cause des chevaux, mais à midi, on tenait enfin la prise parfaite.
- Coupez ! Bravo, tout le monde ! Pause le temps qu'on installe la suite !
Lucas sifflota en regardant la dernière image.
- Matériel en or, Addie. Avec les effets et la musique, ça va claquer.
J'eus un petit sourire.
- Mais il faut aussi des acteurs qui tiennent la route.
- Sauf ta sœur, dit Lucas en riant. Même toi, tu ne pourrais pas lui inventer du talent.
- C'est bien pour ça qu'elle défile au lieu de tourner, lança Jenna.
Je levai les yeux.
- Elle a un joli visage, et c'est tout ce qui compte pour mon père. Lui, il ne voit que ce qu'elle rapporte. Moi, je ne compte pas. Pas encore.
- Ce film changera tout, dit Lucas. On verra ce que ton père dira à l'avant-première.
- Ce serait... agréable.
- Et ton fiancé ? intervint Jenna, le ton acide. Tu comptes nous le présenter correctement ?
- S'il ne se pointe pas déjà avec une autre, grommela Gabriel en arrivant, sale et poussiéreux. Tout le monde sait qu'il était avec Corinna. Et maintenant, c'est toi ? Tu vas nous expliquer ?
Lucas leva un sourcil.
- C'est vrai que ça fait bizarre.
Je détournai le sujet.
- Ça va, Gabriel ? Tu sembles à cran.
Il haussa les épaules.
- Disons que je sais quelque chose que je préférerais ignorer.
- Au point d'appeler la police ? s'alarma Lucas. J'ai justement un numéro sous la main...
- Rien d'illégal, coupa Gabriel. Mais pas net non plus.
Il changea de sujet brusquement.
- Parlons plutôt de ton fiancé.
Je soufflai.
- Vraiment obligée ?
- Oui ! s'exclamèrent-ils tous en chœur.
Jenna lança la rafale :
- Qui a eu l'idée ? Depuis quand ça dure ? Pourquoi tu nous as rien dit ? C'est pour quand, le mariage ?
- Et ta famille ? enchaîna Lucas. Je suppose qu'ils ne sautent pas de joie. Ils essaient de te coincer ? Si ton fiancé bosse avec ton père et Corinna, ça pue.
- Dans ce cas, il faut le détruire ! s'enflamma Gabriel.
- Stop ! commençai-je.
Mais une assistante déboula, affolée :
- Deux types se disputent à l'entrée, ça dégénère !
Je balayai les regards inquiets autour de moi.
- Je m'en occupe.
Je pris la direction du bureau d'un pas sec. En approchant, des voix me parvenaient, agressives, sans que je parvienne à les identifier. Une bourrasque fit voler la poussière, m'envoyant les cheveux au visage. L'assistante restait en arrière, peu pressée d'intervenir.
Je tournai le coin et me figeai. Damon et Ashton. Plantés face à face, prêtes à en venir aux poings. Leurs yeux lançaient des éclairs.
Dès qu'il m'aperçut, Damon recula d'un pas. Ashton suivit son regard, puis tous deux se tournèrent vers moi.
- Adelaide Hildebrandt ! lança Ashton d'une voix dure.
- Addie ! s'écria Damon en même temps.
