Chapitre 6
Chapitre 6 : Rouge sur marbre blanc
Point de vue d’Aurélia
La lune de miel fut brève. Trop brève pour qu’on puisse y poser des souvenirs, trop froide pour qu’on puisse l’appeler ainsi. Quelques jours dans un hôtel cinq étoiles, des silences pesants, des regards volés, et cette étrange distance entre nous. Puis, sans cérémonie, nous étions rentrés à la maison.
À leur maison. Un palais, disaient-ils. Mais pour moi, c’était une forteresse. Un labyrinthe de marbre blanc, de dorures et de couloirs trop vastes, où chaque écho résonnait comme un avertissement.
La voiture se gara lentement devant l'entrée, et le chauffeur, sans un mot, vint ouvrir nos portières. Maxence sortit le premier. Moi, je le suivis, tenant ma robe beige pour ne pas trébucher sur les pavés. L’air du soir était frais, porteur d’une tension que je ne comprenais pas encore.
Et puis, tout bascula.
BAM.
BAM.
Des coups de feu. Deux, secs, clairs, brutaux. Mon cœur manqua un battement. Mon corps entier se figea.
J’ai sursauté violemment, portant instinctivement mes mains à ma poitrine comme pour retenir mon cœur de s’échapper. La panique a crié dans ma tête. Je voulais hurler, courir, me cacher… Mais je ne bougeais pas.
Maxence, lui, courut aussitôt vers l’arrière de la maison. Sans hésitation. Comme si le danger ne le concernait pas. Comme s’il était habitué à ce genre de sons. Il avait ce calme glacial dans les gestes, cette détermination froide qui me faisait peur autant qu’elle me fascinait.
Je restai figée, seule, au bord de l’entrée, le souffle court. Mon corps tremblait. Et puis, voyant qu’aucune autre détonation ne retentissait, je fis quelques pas. Hésitants. Prudents. Comme une souris quittant sa cachette.
Puis je l’ai vu.
Un homme gisait sur le sol derrière la maison. Inerte. Le sang formait un cercle sombre sur le carrelage pâle. Mon regard s’est accroché à la flaque, à cette teinte écarlate si vive qu’elle semblait irréelle.
Et au-dessus du cadavre, un jeune homme.
Il tenait encore une arme dans sa main. Le canon pointait vers le sol. Il était… beau. Trop beau. Comme façonné dans le marbre. Une peau dorée, un regard sombre, un visage lisse et jeune, à peine adulte. Il semblait calme. Presque serein.
Je restai là, figée par le choc, par l’irréalité de la scène.
Maxence se tourna vivement vers moi, tendant une main comme pour m’arrêter.
— ¡Aurélia, no! Pas ici, pas maintenant, dit-il, sa voix ferme, protectrice presque.
Mais c’était trop tard. J’avais déjà vu. Je ne pouvais plus détourner les yeux.
J’entendis Maxence s’approcher de son fils, le regard dur. Ils échangèrent en espagnol. Je ne comprenais que quelques mots, mais le ton était clair : Maxence n’était pas satisfait. Il parlait vite, bas, comme s’il voulait me protéger de ce qu’il disait.
Il se tourna ensuite vers moi.
— Ce n’est pas ce que vous croyez, dit-il.
Je ne répondis pas. Que pouvais-je croire d’autre ? Il y avait un cadavre à mes pieds.
Il soupira, passa une main sur sa nuque tendue, puis posa une main sur l’épaule du jeune homme.
— Voici Alejandro. Mon fils.
Je le regardai. Alejandro me fixa de ses yeux noirs, sans sourciller. Il était jeune. Trop jeune pour tuer sans frémir. Et pourtant… Il l’avait fait.
— Enchantée, murmurai-je, ma voix faible et étrangère à mes propres oreilles.
Il hocha simplement la tête. Pas un mot.
Je restai là, droite comme un piquet, ne sachant que faire. Devais-je crier ? M’enfuir ? Faire semblant de ne rien avoir vu ? Ou accepter que dans cette maison, ce genre de chose était... normal ?
Je venais de franchir une ligne invisible. Une ligne dont je ne connaissais ni le début, ni la fin.
Et pour la première fois, je compris vraiment à quel genre d’homme j’étais mariée.
Point de vue de Maxence
Le sang s’étalait encore sur le sol. Tiède. Épais. Et pourtant, Alejandro semblait parfaitement calme, comme s’il venait de tuer une mouche. Il fixait le corps au sol avec un mélange de froideur et de mépris.
Je resserrai ma mâchoire et m’approchai rapidement de lui.
— ¿Desde cuándo estás aquí? Depuis quand t’es là ? demandai-je, la voix basse, sèche.
Il haussa légèrement les épaules, son arme toujours à la main.
— Llegamos esta mañana, con Aitana. On est arrivés ce matin. Avec Aitana.
Aitana. Ma fille. Toujours plus discrète, mais toujours présente là où il ne fallait pas.
Je jetai un œil à Aurélia, encore figée près de la scène, son visage pâle. Il ne fallait pas qu’elle voie ça. Pas tout de suite. Pas comme ça.
Je revins à Alejandro.
— ¿Y por qué lo mataste? Pourquoi tu l’as buté ? Il aurait pu être utile.
Il essuya nonchalamment le canon de son arme avec le pan de sa veste.
— Era un traidor. Hablaba con la policía. Un traître. Il parlait avec les flics.
Je soufflai un juron, détournant les yeux vers le corps. Putain. Il aurait au moins pu attendre mon retour avant d’agir.
— ¿Y por qué no me esperaste? ¿Ni una llamada? Pourquoi t’as pas attendu ? Même pas un appel ?
— No tuve tiempo. Ya lo tenía frente a mí. No dudé. J’ai pas eu le temps. Il était là. J’ai pas hésité.
Je passai une main sur mon front. Il avait le sang chaud, comme moi à son âge.
Puis il me lança un regard dur.
— ¿Y tú por qué no nos invitaste a tu boda? Pourquoi tu nous as pas invités à ton mariage ?
Je haussai un sourcil.
— No quería molestarlos. Era algo rápido. Formal. Je voulais pas vous déranger. C’était rapide, formel. Rien d’important.
Il roula des yeux.
— Ya, claro. Ouais, bien sûr…
— ¿Dónde está tu hermana? Et ta sœur ?
— Seguramente en la cocina, comiendo algo. Elle est sûrement dans la cuisine. Elle doit grignoter comme toujours.
Je soupirai, et pile à ce moment-là, j’entendis ses pas. Des talons. Lents, claquant contre le marbre comme un métronome.
— ¡Aitana! criai-je sans me retourner.
Elle arriva dans l’encadrement de la porte. Sublime. Une longue robe noire moulait ses courbes. Ses cheveux bruns tombaient en cascade sur ses épaules. Elle avait hérité du regard de sa mère : vif, mordant.
— Papá… souffla-t-elle. Puis ses yeux tombèrent sur Aurélia, restée en retrait.
— Oh… C’est donc toi, la nouvelle madrastra ?
Aurélia s’avança timidement.
— Bonjour… Je suis Aurélia.
Aitana sourit, un sourire franc mais trop poli.
— Encantada. Je suis ravie que tu sois mariée à notre père. Vraiment.
Puis elle croisa les bras, sa bouche se pinça légèrement.
— Mais je suis pas contente du tout de ne pas avoir été invitée. Tu nous caches maintenant, papá ?
Je levai les yeux au ciel.
— ¡Ya basta! C’est bon. Arrêtez de me prendre la tête avec cette histoire de mariage.
Alejandro ricana doucement. Aitana me lança un regard qui disait clairement "on n’a pas fini de parler de ça".
Je regardai autour de moi. Le corps, le sang, mes enfants, ma femme figée d’effroi… Et je me demandai à quel moment tout avait pris cette tournure absurde. Peut-être que je n’aurais jamais dû revenir. Ou peut-être que je n’aurais jamais dû me marier.
Mais c’était trop tard.
