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Un vacarme de sirènes m’a envahi les oreilles. Police, pompiers, ambulance… Tout se mélangeait dans un brouhaha de cris et de pleurs. Bon sang, pourquoi est-ce que je n’arrivais pas à ouvrir les yeux ? Et pourquoi cette sensation d’étouffement ?
— Le jeune homme reprend connaissance ! Vite, par ici ! a hurlé une voix d’homme.
J’ai senti qu’on me soulevait, puis qu’on me déposait sur une surface dure et mobile. Une civière ? Mais qu’est-ce qui se passait ? Pourquoi étais-je allongé là ?
— Direction les urgences, et vite ! Sa jambe est dans un état critique, et sa respiration est sifflante — sans doute plusieurs côtes fracturées. Et surtout, pas un mot sur sa famille avant que la police ne vienne l’interroger, a ordonné une voix grave, quelque part sur ma gauche.
Mais qu’est-ce qui avait bien pu arriver ? J’ai entrouvert les paupières, lentement, et la lumière m’a aussitôt aveuglé. Mes cils étaient collés par une substance rougeâtre et séchée. J’ai essayé de parler, mais aucun son n’est sorti de ma gorge. Les parois du véhicule semblaient se resserrer sur moi, m’écrasant. La tête me tournait, et un goût amer de bile remontait dans ma bouche.
— Monsieur Kal, pas de panique, vous êtes entre de bonnes mains. Tout va bien se passer. Essayez de rester éveillé, si vous le pouvez, m’a dit une femme menue en examinant mes pupilles.
Les sirènes me martelaient le crâne. J’ai tenté de le lui faire comprendre en agitant faiblement mes doigts tremblants.
— Ne bougez pas, Monsieur Kal, vous allez vous épuiser. Je sais que les sirènes sont pénibles, mais c’est obligatoire. Tenez bon, plus que cinq minutes, a-t-elle ajouté en prenant ma tension.
J’ai lutté pour garder les yeux ouverts, en vain. Peu à peu, la vision s’est brouillée, la silhouette de l’infirmière s’est estompée, et l’espace autour de moi a paru soudain démesurément grand. Puis plus rien. Le néant. Est-ce que la mort m’avait finalement emporté ?
Quelques jours plus tard…
J’ai ouvert les yeux comme au sortir d’un sommeil de quelques heures à peine. La tête me tournait, et ma jambe gauche… je ne la sentais plus. Je ne la sentais plus du tout ?
J’ai tourné la tête et j’ai enfin compris où j’étais : un hôpital. Le bip-bip régulier du moniteur à mon côté me transperçait les tympans, et ma gorge était si sèche que j’avais un urgent besoin d’eau.
Alors que j’essayais de me redresser, une douleur aiguë m’a traversé le torse, comme si mes côtes étaient prises dans un étau. Une pensée absurde m’a traversé l’esprit : j’étais serré comme ces femmes en corset, aux siècles passés. Mais bon sang, qu’est-ce que je racontais ? J’étais un gars, un vrai, et ce que j’avais dans le caleçon le prouvait assez.
Une infirmière est entrée dans la chambre et a eu un sursaut en me voyant conscient. Combien de temps avais-je dormi ? Et surtout, pourquoi étais-je ici ?
— M… Madame, ai-je réussi à souffler, d-de l’eau…
— Tout de suite, jeune homme.
Elle s’est dirigée vers la table dans le coin de la pièce et m’a tendu un grand verre d’eau.
— Je vais prévenir l’équipe médicale. Ils viendront vous parler. La police passera ensuite. Prenez ceci, c’est un antalgique. À tout à l’heure, Monsieur Kal.
Elle est sortie aussi vite qu’elle était entrée. J’ai avalé le comprimé. La migraine était insupportable, et une envie pressante se faisait sentir.
Comme si quelqu’un m’avait entendu, un médecin est entré, vêtu d’une blouse blanche et un dossier à la main. Il s’est approché calmement et m’a tendu la main avec un sourire protocolaire.
— Docteur Xaver. Enchanté, Wazter.
Je lui ai serré la main, difficilement.
— Enchanté, ai-je murmuré.
— Tout d’abord, sachez que vous avez eu de la chance d’être à l’arrière. Le siège passager avant a amorti une partie du choc, a-t-il soupiré.
J’ai froncé les sourcils.
— Et… ma sœur ? Ma mère, mon père ? Où sont-ils ? ai-je demandé en me tordant sur le lit étroit.
Il a baissé les yeux, a marqué une pause, puis a répondu doucement :
— Ils n’ont malheureusement pas survécu. Je suis vraiment désolé. Vous êtes le seul rescapé de l’accident. La voiture a heurté un arbre de plein fouet… Toutes mes condoléances, jeune homme.
Mon monde s’est écroulé à cet instant.
C’était donc ça ? Un stupide accident de voiture ? Un arbre, rien qu’un arbre ?
Les larmes ont coulé sans que je puisse les retenir, inondant mes joues. J’ai caché mon visage entre mes mains. Je ne voulais plus parler.
Si je n’étais pas sorti de ce centre pour mineurs ce jour-là, ils seraient peut-être encore en vie. Si je n’avais pas vendu ces maudits sachets à mes potes, mes parents et ma sœur jumelle seraient encore là. Si je n’avais pas été le dernier des imbéciles, rien de tout cela ne serait arrivé.
J’étais une malédiction ambulante. Une ordure. Je l’avais toujours su. Mais ma malédiction n’aurait jamais dû s’en prendre à ma famille.
Je n’avais plus rien. Je n’étais plus rien. Et je ne serais jamais qu’une âme malfaisante, jusqu’à la fin de mes jours.
Personne ne devait le savoir. Je devais rester fort.
Je suis Wazter Kal, et rien ne m’atteint.
Le lycée reste l’endroit que je déteste le plus au monde. J’ai toujours eu horreur des cours, depuis que je sais lire et écrire, mais je n’ai pas vraiment le choix, si ? Surtout maintenant que je suis en Terminale. Dans un an, ce sera l’université, enfin. Les grandes vacances viennent tout juste de se terminer, et nous voilà repartis pour une nouvelle année. Aujourd’hui, c’est le jour que tous les élèves de la planète redoutent : la rentrée.
— Heaven ! Tu vas être en retard. Tu ne comptes pas passer ta matinée à regarder ta tartine, j’espère ? lance ma belle-mère depuis la cuisine.
— C’est bon, j’y vais, pas la peine de me le rappeler. C’est déjà assez pénible comme ça.
Je saisis mon sac à dos, quitte cette maison qui m’étouffe et me dirige vers l’arrêt de bus. Nous habitons un quartier chic de Santa Monica. Il me suffit de descendre la rue pour me retrouver plongée dans l’agitation des avenues touristiques. Vous n’imaginez pas la galère pour trouver une place dans un bus à cette heure-ci. C’est l’enfer. Les gens transpirent, parlent fort, se bousculent… Je monte dans le premier véhicule qui passe et me faufile entre les corps.
Mes écouteurs sont ma seule bouée de sauvetage, mais j’ai quand même l’impression d’étouffer dans mon sweat gris. Heureusement, j’ai eu la présence d’esprit de mettre un short. Pour le haut, en revanche, c’était moins judicieux. Tant pis, j’irai piquer un t-shirt à Qlark en arrivant.
Alors que je m’évertue à démêler le fil de mes écouteurs, le bus freine brusquement. Nous sommes tous projetés vers l’avant. Ma tête heurte violemment une barre métallique. Pendant quelques secondes, tout se met à tourner. De grandes mains m’attrapent sous les bras et me remettent debout presque aussitôt. Je me retourne et reconnais mon sauveur : Qlark, mon meilleur ami.
Notre rencontre remonte à l’été dernier. J’étais sur la jetée avec Amethyst, attablées à un banc avec nos barbes-à-papa, quand j’ai aperçu au loin mon demi-frère. Ce jour-là, j’étais privée de sortie. Paniquée, je me suis levée d’un bond et ma barbe-à-papa s’est écrasée sur le visage d’un passant. Qlark. Le moment le plus gênant de ma vie. On en a bien ri, et depuis, nous sommes inséparables. Où va Qlark, va Heaven. Où va Heaven, va Qlark. C’est notre devise.
