Chapitre 3-A:La Promesse de la Chute
Elle ne dormit pas cette nuit-là.
Le miroir de sa chambre lui renvoyait l’image d’une femme qu’elle ne reconnaissait plus tout à fait : ses joues légèrement rougies, ses prunelles sombres, le frisson qui n’avait pas quitté sa nuque depuis que Vittorio avait effleuré sa peau.
Elle s’était juré de rester froide, inaccessible. Mais elle comprenait à présent que la véritable arme de ces hommes, ce n’était pas la violence. C’était la façon qu’ils avaient de déchirer les certitudes les plus solides, de faire de chaque battement de cœur un aveu.
Quand l’aube pâle se leva sur la baie, elle était encore debout, un drap enroulé autour d’elle, la respiration courte. Elle avait passé des heures à revivre le moindre contact, la moindre inflexion de voix.
Tu es déjà à nous.
Ces mots tournaient dans sa tête comme un poison.
Elle ferma les yeux, serra le drap contre sa poitrine. Elle devait reprendre le contrôle. Elle n’était pas venue ici pour devenir un jouet.
Elle regagna la salle de bains, fit couler l’eau glacée jusqu’à ce que sa peau en devienne douloureuse. Elle se força à ne plus penser à Vittorio, ni à Massimo. Ni à la chaleur qui, malgré elle, l’avait trahie.
Quand elle ressortit, la robe noire de la veille gisait sur le sol, froissée comme le souvenir qu’elle tentait d’effacer. Elle l’ignora, ouvrit sa valise et choisit un tailleur blanc : une armure plus qu’un vêtement.
Elle attacha ses cheveux en un chignon sévère. Dans le miroir, son reflet paraissait plus distant, plus froid. C’était mieux ainsi.
Elle était en train d’agrafer la veste quand un coup discret retentit à la porte.
— Mademoiselle Moretti ?
La voix était féminine, jeune. Une domestique, peut-être.
— Entrez.
La porte s’ouvrit sur une jeune femme menue, les cheveux relevés sous une coiffe noire. Elle tenait un plateau d’argent sur lequel reposait une enveloppe crème.
— Un message pour vous. De la part de monsieur Mancini.
Dalia sentit un courant glacé descendre le long de son échine. Elle prit l’enveloppe, la remercia d’un signe de tête. La porte se referma.
Elle observa le papier longuement avant d’oser le déchirer.
Aucune signature. Juste quelques mots tracés d’une écriture large et nerveuse :
Ce soir, minuit. La véranda. Venez seule.
Elle referma l’enveloppe, la glissa dans le tiroir de la coiffeuse.
Son cœur battait trop vite. Elle s’obligea à inspirer.
Elle ne se faisait aucune illusion : ce rendez-vous n’était pas une invitation. C’était un ordre.
Elle effleura la soie pâle de sa manche, comme si ce simple geste pouvait lui rendre un peu de maîtrise.
Tu es leur ruine, se répéta-t-elle en silence. Pas leur conquête.
Mais une voix plus sourde, plus honnête, murmurait au fond de sa poitrine :
Alors pourquoi trembles-tu ?
Elle passa la matinée à errer dans la villa. La plupart des hommes avaient quitté les lieux, partis sans doute régler leurs affaires criminelles : cargaisons à superviser, pots-de-vin à distribuer, menaces à exécuter.
Seul Vittorio demeurait invisible, comme s’il n’avait jamais existé.
Elle finit par trouver refuge dans un petit salon où personne ne semblait venir. Une bibliothèque plus intime, une méridienne recouverte de velours, et un silence lourd comme un secret.
Elle s’y installa, sortit son carnet.
Elle nota :
Vittorio – Premier contact. Test psychologique et érotique. Frontière franchie.
Massimo – Contrôle absolu. Surveillance constante.
Message reçu. Préparer la rencontre. Ne rien céder.
Elle referma le carnet, le serra contre elle.
Elle aurait voulu se convaincre qu’elle dominait encore le jeu.
Mais quelque chose avait changé depuis la veille.
Elle savait qu’ils la convoitaient. Elle découvrait qu’elle les craignait.
Quand le soir tomba, elle sentit la tension monter dans ses veines.
Chaque pas résonnait comme un rappel : elle marchait au-devant de sa propre perte.
La villa s’était tue.
Dans les couloirs, les lampes diffusaient une lumière pâle, presque irréelle. Dalia avançait pieds nus sur les tapis persans, la robe de soie ivoire frôlant ses chevilles. Chaque pas semblait plus lourd que le précédent.
Elle avait laissé derrière elle la chambre, le miroir, les certitudes qu’elle tentait encore de sauver.
Minuit. La véranda.
Elle sut qu’elle ne devait pas tarder. La ponctualité, ici, n’était pas une politesse : c’était une allégeance.
Quand elle atteignit la porte vitrée, elle hésita une seconde. De l’autre côté, la mer, noire et vaste, venait frapper les rochers. La lueur d’une lampe basse dessinait un halo d’or sur le dallage.
Elle poussa la porte.
Massimo l’attendait, assis dans un fauteuil bas, un verre de whisky à la main. Il ne leva pas immédiatement les yeux. Le silence n’était pas gêné : c’était celui d’un homme qui savait qu’on viendrait toujours vers lui.
— Approchez, dit-il enfin, la voix grave.
Elle fit trois pas. Le carreau glacé sous ses pieds lui arracha un frisson.
Il leva enfin le regard. Ses prunelles sombres se posèrent sur elle comme un jugement.
— Vous êtes venue seule.
— Vous l’aviez demandé.
— Vous auriez pu désobéir.
Elle soutint son regard.
— Je n’ai pas peur de vous.
Un sourire lent, presque tendre, naquit sur ses lèvres.
— Voilà bien ce que vous vous répétez.
Il posa le verre sur la table basse, se leva. Il était plus grand qu’elle ne s’en souvenait. Plus massif, plus dangereux.
— Savez-vous pourquoi je vous ai convoquée ?
Elle garda le menton droit.
— Pour me tester.
— Non.
Il s’approcha, jusqu’à sentir la chaleur de son corps irradier contre la soie fine.
— Pour vous marquer.
Son pouce effleura son menton, lentement. Elle retint son souffle.
— Ici, tout le monde doit savoir à qui vous appartenez.
— Je n’appartiens à personne.
Sa main se referma sur sa gorge, pas violemment, mais avec une fermeté qui la figea. Son pouce reposait sur sa trachée, léger comme une menace.
— C’est la dernière fois que vous direz ça.
Il la relâcha. Elle inspira, consciente qu’il aurait suffi d’un geste pour qu’il serre plus fort.
Il contourna lentement la véranda, comme pour lui laisser le temps de reprendre contenance. Puis il revint derrière elle.
Ses paumes glissèrent sur ses bras nus, remontèrent jusqu’à ses épaules. Il se pencha, sa bouche frôlant sa nuque.
— Vous tremblez.
— Ce n’est rien.
Ses lèvres effleurèrent sa peau. Elle ferma les yeux, incapable de retenir le frisson qui la parcourut.
— Vous croyez qu’il suffit de jouer la froideur ? murmura-t-il. Vous croyez que votre corps ne parle pas pour vous ?
Ses mains se posèrent sur sa taille. Elle sentit la pression ferme de ses paumes qui l’attiraient en arrière, contre lui. Son souffle s’accéléra.
— Massimo…
— Chut.
Il glissa un bras autour de sa taille, l’autre main venant écarter un pan de la soie, lentement, comme s’il avait l’éternité devant lui.
— Vous ne direz rien. Vous écouterez.
Sa voix vibrait dans son oreille, grave, presque caressante.
— Vous êtes venue ici persuadée de pouvoir nous manipuler. De nous faire tomber un par un.
Sa main libre remonta le long de sa cuisse nue, à peine effleurée par le tissu. Son souffle se coupa.
— Peut-être y parviendrez-vous.
Ses doigts continuèrent leur lente ascension, jusqu’au creux de sa hanche.
— Mais ce que vous n’avez pas compris…
Il la força à pivoter, jusqu’à ce qu’elle soit face à lui. Ses yeux étaient sombres, brûlants d’une détermination qu’elle n’avait jamais rencontrée.
— …c’est qu’en chemin, vous allez vous perdre.
Il abaissa son visage. Ses lèvres frôlèrent les siennes, sans les prendre vraiment. Un effleurement si léger qu’il ressemblait à une torture.
— Et je serai le premier à le voir.
Elle resta immobile. Sa poitrine se soulevait sous la soie. Il n’eut qu’à lever la main pour effleurer la naissance de ses seins.
Elle crut qu’il allait la prendre là, debout contre la vitre. Qu’il allait briser la dernière frontière qu’elle se jurait de défendre.
Mais il se contenta de l’embrasser.
Pas un baiser tendre. Pas une caresse. Un baiser dur, possessif, qui la coupa du monde. Ses mains l’enserraient si fermement qu’elle sut qu’elle n’avait plus aucune échappatoire.
Quand il recula, elle dut s’agripper à son avant-bras pour ne pas fléchir.
Son regard la brûlait encore.
— Maintenant, murmura-t-il, retournez dans votre chambre.
Elle tenta de parler. Aucun mot ne vint.
— Retournez-y, répéta-t-il plus bas.
Elle tourna les talons. Chaque pas ressemblait à une reddition.
Quand elle atteignit le couloir, son cœur battait si fort qu’elle crut qu’il allait éclater.
Elle comprit que cette nuit marquait le vrai commencement.
Celui où elle n’était plus certaine de savoir qui était la proie, et qui était le chasseur.
