CHAPITRE 2: GEORGE ET DAVID
Le dimanche matin s’annonçait comme tous les autres : une brise douce dans les branches, quelques enfants courant derrière des pneus, et les cloches de l’église voisine qui résonnaient déjà, appelant les fidèles à se rassembler. Dans la maison des Mbala, le calme régnait encore.
David était déjà debout, assis au bord du lit, lisant les Psaumes. Il récitait à voix basse, comme un dialogue intime avec le ciel. Ses paupières mi-closes trahissaient une méditation profonde. Il avait toujours été ainsi : réservé, intérieur, presque mystérieux dans sa foi.
George, lui, dormait encore. Mais son sommeil était agité.
Cette nuit-là, il avait fait un rêve étrange.
Il se tenait dans une grande salle blanche, seul, face à un miroir sans reflet. Il appelait, mais aucune voix ne répondait. Puis, soudainement, des ombres surgirent du sol, et chacune portait un visage qu’il connaissait : ses fidèles, sa mère, son père, son frère. Toutes ces ombres l’entouraient, le regardant avec une intensité douloureuse. L’une d’elles tendit une main… et dans cette main, une couronne faite d’épines noires et de pierres brillantes.
— Choisis, dit une voix.
Il s’était réveillé en sueur.
— George ? Tu vas bien ? demanda David, sans lever les yeux de sa Bible.
George essuya son front, un peu confus.
— J’ai mal dormi… un rêve bizarre. Rien d’important.
Il ne voulait pas en parler. Il ne voulait pas que son frère lise dans ses pensées. David avait ce don étrange de sentir ce que George ne disait pas. Cela le dérangeait parfois, surtout en ce moment.
Ils se préparèrent pour le culte. La salle était modeste, comme toujours. Quelques fidèles déjà assis, des visages familiers : Mama Solange avec sa Bible déchirée, le vieux frère Henri qui toussait toujours pendant les prières, et Jeannot, le jeune orphelin qu’ils avaient pris sous leur aile.
La louange débuta doucement, portée par des voix simples, mais sincères. David prêcha ce jour-là. Son message était profond, comme une pluie fine sur une terre aride. Il parla de fidélité dans les petites choses. De patience. De la valeur de ce qui ne se voit pas.
George, lui, écoutait… mais son esprit vagabondait.
Il pensait à l’église d’à côté. Il pensait à la foule qui s’y pressait. Aux prophéties spectaculaires qu’on disait s’y produire. Aux cris de délivrance, aux témoignages... et à ce qu’il pourrait devenir s’il avait cette même influence.
Il serra les dents.
Après le culte, pendant que David priait pour quelques fidèles, George s’éloigna, prétextant une course. Mais il ne se rendit pas au marché. Il marcha lentement vers l’église voisine. Pas pour entrer. Juste pour observer.
À distance.
Il vit les voitures. Il entendit les chants. Il aperçut même le pasteur Mandima, saluant les gens avec assurance, suivi de deux hommes en costumes noirs.
Quelque chose dans ce tableau l’attira. Un magnétisme subtil. Une fascination.
Il se sentit minuscule.
Et dans ce moment suspendu, il ne remarqua pas que quelqu’un le regardait depuis l’entrée de l’église.
Un homme vêtu de noir. Silencieux. Immobile. Avec un petit sourire presque imperceptible
Les jours suivants s’égrenèrent comme des perles sur un chapelet. Rien, en apparence, ne semblait changer. Les jumeaux continuaient leurs activités comme toujours : prières matinales, visites aux fidèles malades, lectures bibliques à l’église, entretiens avec ceux qui cherchaient du réconfort.
Mais dans les gestes, dans les silences, quelque chose s’était déplacé.
George devenait distrait. Il oubliait parfois leurs rendez-vous de prière, arrivait en retard aux visites de compassion, et lorsqu’il prêchait, ses paroles semblaient plus pressées, plus tranchantes. Il parlait d’élévation, de percée, de vitesse. Moins de patience. Moins de cœur.
David, de son côté, observait sans juger. Mais il priait davantage. Et il écrivait dans un vieux cahier de cuir, le soir, après que George s’endormait.
Chaque jour, il notait une prière. Ou un mot qu’il sentait pour son frère. Comme s’il bâtissait un mur invisible autour de lui, pierre par pierre, par amour.
Un mercredi, alors qu’ils rentraient d’une veillée chez une veuve du quartier, David brisa le silence.
— Tu es ailleurs, George. Tu sais que je le vois.
George soupira.
— Non… Je suis juste… fatigué. On fait tout ce qu’on peut, et regarde autour de nous. Rien ne bouge. Rien ne grandit. C’est comme semer sur du béton.
— Mais ce n’est pas à nous de faire pousser, répondit David. C’est Dieu qui donne la croissance. Toi et moi, on arrose. C’est tout.
George serra les poings, intérieurement.
— Et si Dieu ne répondait pas ? Et si on s’était trompés ? Et s’il fallait juste… faire autrement ?
David s’arrêta. Il le fixa.
— Faire autrement comment ?
George ne répondit pas.
Il détourna le regard. Dans ses pensées, une idée s'était déjà infiltrée, comme une goutte d’encre dans un verre d’eau claire. Une idée qu’il n’osait même pas formuler. Pas encore.
Le lendemain matin, alors que David préparait une petite séance d’étude biblique avec Jeannot et deux adolescentes nouvellement converties, George, lui, sortit discrètement. Il disait aller prier seul, dans la forêt, comme il le faisait parfois.
Mais cette fois, ce n’était pas pour prier.
Il retourna vers l’église de Mandima. Pas pour observer. Mais pour poser une question.
Une seule.
Juste pour savoir.La salle était calme ce matin-là. La pluie fine tombait sur le toit de tôle, tambourinant doucement comme un cœur paisible. David, assis en cercle avec les jeunes, tenait sa Bible ouverte sur ses genoux. Jeannot, attentif, griffonnait dans un vieux cahier. Les deux adolescentes écoutaient avec un mélange d’admiration et de retenue.
David enseignait sur le thème de l’intimité avec Dieu. Pas les miracles. Pas la prospérité. Juste… le silence de Dieu, et l’importance d’apprendre à l’aimer même quand il ne parle pas.
— Parfois, dit-il, Dieu ne nous donne pas ce qu’on attend, parce qu’il veut d’abord que notre cœur lui appartienne vraiment. Ce n’est pas ce qu’on reçoit qui prouve qu’on est dans sa volonté. C’est ce qu’on est prêt à abandonner pour Lui.
Il marqua une pause. Regardant les trois visages devant lui, il ajouta :
— Même les bonnes choses, si elles deviennent plus importantes que Dieu… peuvent devenir des idoles.
Il ne le dit pas à voix haute, mais en son for intérieur, il pensait à George.
À son regard de plus en plus inquiet. À ses silences pleins de bruit. À ses rêves non partagés.
— Frère David, demanda Jeannot, et si notre cœur s’égare sans qu’on s’en rende compte ?
David sourit avec douceur.
— C’est pour ça qu’on a besoin de la communauté. De frères, de sœurs, pour nous ramener, nous rappeler qui nous sommes. On ne marche pas seuls. Dieu parle aussi à travers ceux qui nous aiment.
Puis il leva les yeux, comme par instinct. Il sentit un frisson dans son esprit. Il se leva lentement, et marcha jusqu’à la porte de l’église.
Il ne savait pas pourquoi.
Mais il sentait que quelque chose venait de s’éloigner.
Quelque chose d’important.
Il regarda l’horizon sous la pluie. Il espérait voir George revenir.
Mais la route était vide.
A suivre...
