Chapitre 5
Je déteste cette idée. Un dîner intime avec Constance et Florence dans ma propre maison. J’accepte uniquement parce qu’elles insistent et que je n’ai plus d’excuse valable. Elles arrivent toutes deux radieuses, emplies d’une énergie frivole qui contraste cruellement avec ma tension permanente. Tout se passe bien… jusqu’au moment où Blake fait son entrée. Il n’a pas été invité. Enfin… pas par moi. Mais bien sûr, mes amies le découvrent aussitôt, posté derrière ma chaise comme une sentinelle. Costume impeccable, allure parfaitement droite, ce léger sourire accroché à ses lèvres.
- Mais… qui est-ce que je vois ? s’exclame Florence, les yeux déjà brillants.
Je serre ma fourchette comme si elle était une arme.
- Lui ? Personne.
- Personne ? Constance rit doucement. Tu as engagé James Bond et tu l’appelles personne ?
Je fulmine.
- Ce n’est pas James Bond. C’est Blake. Et il est insupportable.
Sébastian incline la tête, son éternel calme insolent peint sur son visage.
- Enchanté, mesdames.
Sa voix grave résonne dans la pièce comme un velours discret. Florence manque de renverser son verre en bredouillant un « enchantée » qui la trahit. Constance le dévore du regard, amusée.
- Eh bien, Victoria, pour quelqu’un qui ne croit pas aux hommes, tu sais t’entourer.
Je frappe mon couteau contre l’assiette pour les ramener à l’ordre.
- Je ne m’entoure pas, je subis. Nuance.
Blake, lui, reste parfaitement professionnel, mains croisées dans le dos. Mais son regard glisse vers moi, étincelant d’une malice que je suis la seule à voir. Comme si chaque mot que je crache alimentait son jeu.
- Alors, dites-nous, Blake, lance Florence, rêveuse. Vous êtes garde du corps depuis longtemps ?
Il répond d’une voix posée :
- Assez longtemps pour savoir reconnaître quand quelqu’un n’a besoin de personne… et quand il en a besoin malgré elle.
Je manque de m’étouffer avec mon vin. Constance explose de rire. Florence pousse un soupir admiratif. Moi, je claque ma serviette sur la table.
- Sortez.
Il ne bouge pas. Bien sûr.
- J’ai dit sortez !
Ses yeux se posent sur moi, brûlants et calmes à la fois.
- Avec tout le respect, Madame… je ne vais nulle part tant que vous n’êtes pas en sécurité.
Le silence tombe, pesant. Constance et Florence se regardent, ravies.
- Oh, Victoria… soupire Florence, presque moqueuse. Tu es fichue.
Je me lève, furieuse.
- Je ne suis fichue de rien du tout. Cet homme est une irritation. Une plaie. Une…
Je me tais. Parce qu’il sourit. Lentement. Comme s’il venait de gagner quelque chose que je n’ai même pas compris. Et pour la première fois depuis longtemps, je quitte la table. Pas pour m’imposer. Mais pour fuir. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Chaque fois que je fermais les paupières, je revoyais le sourire de Blake, tranquille, insolent, planté dans ma salle à manger comme s’il y avait sa place. Et mes amies, évidemment, gloussant comme des adolescentes. Insupportable. Alors, ce matin, j’ai pris une décision : je vais le remettre à sa place. Définitivement. Quand je descends les escaliers, il est déjà là. Évidemment. Costume noir, chemise parfaitement repassée, posture impeccable. Comme une statue qu’on aurait posée dans mon hall d’entrée.
- Blake , lancé-je, glaciale.
- Madame, répond-il avec une inclinaison de tête, comme si tout allait bien.
Je croise les bras.
- Hier soir, votre présence était une erreur. Vous avez détourné l’attention, provoqué un chaos inutile et ridiculisé mes invitées.
Un éclat brille dans ses yeux.
- Pardonnez-moi, Madame… mais il me semble qu’elles se sont plutôt amusées.
Je serre les dents.
- Ce n’est pas leur amusement qui m’importe. C’est ma tranquillité. Et vous… Je pointe un doigt accusateur dans sa direction. Vous êtes tout sauf tranquille.
Il garde le silence, un sourire imperceptible au coin des lèvres.
- Je ne veux plus de vos sourires, de vos commentaires déguisés, ni de vos airs de… de… Je cherche le mot, furieuse.
- Professionnel ? Suggère-t-il, faussement naïf.
Je sens mes joues chauffer.
- Insolent, corrigé-je sèchement. Vous êtes insolent. Et je ne tolère pas l’insolence.
Il incline légèrement la tête.
- Alors considérez que je suis une exception.
Je reste bouche bée. Une exception ? À moi ? Victoria ? Je devrais le licencier sur-le-champ. Je devrais. Mais il ne me laisse même pas le temps de trouver mes mots.
- Votre sécurité est mon devoir, Madame, reprend-il d’un ton parfaitement calme. Que vous m’aimiez ou non, je serai toujours là.
Je le fixe, incapable de supporter ce mélange d’autorité et de douceur tranquille. Je sens un poids dans ma poitrine, comme si mes propres armes rebondissaient contre lui.
Je tourne les talons brusquement.
- Très bien. Mais ne vous avisez plus jamais de vous croire indispensable.
Derrière moi, sa voix résonne, basse, presque amusée :
- Comme vous voudrez, Madame.
Et ce maudit sourire, je le devine sans même me retourner.
Aujourd’hui, j’ai une stratégie : l’ignorer. Blake n’existe pas. Blake n’est qu’un meuble de luxe, posé dans un coin pour faire joli. S’il croit qu’il peut me perturber avec ses sourires, il se trompe lourdement.
Dès le matin, je traverse le hall sans un regard. Je monte dans la voiture sans un mot. Je tiens mes réunions, je signe mes contrats, je réponds aux journalistes… et je fais comme si il n’était pas là.
Évidemment, il est partout. Toujours un pas derrière moi, ouvrant une porte avant que j’y touche, vérifiant une chaise avant que je m’assoie, écartant un verre qu’on a posé trop près de moi. Mais je ne lui accorde rien. Pas un regard. Pas une syllabe.
À midi, lors d’un déjeuner officiel, il se poste derrière ma chaise, droit comme un piquet. Je parle, je ris, j’impressionne. Je suis parfaite. Lui n’est qu’une ombre.
Jusqu’à ce que je sente son souffle, discret, près de mon oreille.
- Attention à votre verre, Madame. Trop d’acidité dans ce vin.
Je manque de sursauter. Comment ose-t-il ? Je garde mon masque intact devant mes invités, mais mes doigts tremblent à peine sur le cristal. Je repose le verre avec une lenteur calculée.
Plus tard, dans la voiture, silence absolu. Je fixe la vitre, déterminée à ne pas céder. Puis sa voix résonne, basse, calme :
- Vous êtes bien plus redoutable quand vous faites semblant de ne pas m’entendre.
Je serre les dents. Toujours cette manie de me piquer au vif.
- Je ne fais pas semblant. Je ne vous entends pas, lancé-je enfin, glaciale.
Il rit doucement. Il rit. Comme si tout ceci n’était qu’un jeu.
- Dans ce cas… je dois être dans votre tête pour que vous répondiez.
Je le foudroie du regard.
- Sortez de ma tête, Blake.
Ses yeux capturent les miens un instant, trop intenses, trop sûrs.
- Impossible, Madame. Vous m’y avez laissé entrer dès le premier jour.
Mon souffle se bloque. Insolent. Trop insolent. Je détourne les yeux, furieuse. Je ne flancherai pas. Jamais. Et pourtant, ce soir, en me couchant, je revois encore son sourire. Son rire. Ses mots.
Et malgré moi… je l’entends.
