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Je fermai les yeux, maudissant ma malchance. Cette voix, je la connaissais : Enzo Lamberti. Mon patron.
Je me retournai, hésitante.
- S-salut, dis-je maladroitement.
Il me détailla un instant, fronça les sourcils.
- T'as une sale mine... un mélange de plusieurs merdes, constata-t-il.
Je levai les yeux au ciel.
- Merci pour le compliment.
- En clair, t'as une drôle de tête. Va te coucher.
Son ton se fit plus doux, mais je n'arrivai pas à cacher ma détresse. Il soupira, puis ses yeux glissèrent sur mes bras nus.
- Chris ! appela-t-il soudain. Viens voir ça ! Si tu veux reprendre l'affaire un jour, commence par traiter les employés correctement !
Je me figeai.
Je n'eus même pas besoin de me retourner pour savoir qui approchait. Christian.
Encore lui.
Deux fois dans la même journée.
Si j'avais su, j'aurais pris mes affaires et fui sans demander mon dû.
Christian s'approcha de son frère pendant que je gardais la tête baissée, décidée à ne pas relever le regard. Il ne m'en laissa pas le choix.
- Regarde-moi, dit-il d'une voix ferme, la même que dans mes souvenirs.
Il avait toujours cette autorité naturelle, ce besoin maladif de tout contrôler. J'obéis malgré moi et, à ma surprise, ses yeux avaient perdu un peu de leur dureté. Avais-je l'air à ce point épuisée pour qu'il se montre presque... humain ?
- Et elle compte rentrer seule, en plus ? Tu crois que le monde est rempli de types aimables comme toi, Christian ? lança Enzo en secouant la tête.
Je me sentis rougir, encore plus gênée que je ne l'étais déjà. Christian, lui, ignora son frère et continua de me fixer jusqu'à ce que nos regards se croisent.
- Va te changer, je te ramène, dit-il simplement.
C'était la dernière chose que je voulais entendre. Passer du temps seule avec lui était la pire idée possible. Sa présence me rappelait trop ce que j'essayais d'oublier : la possibilité d'être enceinte.
- Ce n'est pas la peine, je peux rentrer toute seule.
Son regard se durcit.
- Il fait nuit. C'est dangereux. Et tu es dans un état lamentable.
« Dans un état lamentable ». Ces mots me piquèrent plus que je ne voulais l'admettre.
- Vraiment, je ne veux pas te déranger, j'ai juste à...
- Je t'y emmène, trancha-t-il. Ce n'est pas une proposition.
Le ton ne laissait aucune place à la discussion. J'hochai la tête, incapable de répondre.
- Va te changer. Je t'attends dehors.
Il tourna les talons avant même que je ne puisse dire un mot. Enzo, tout content de s'en sortir, haussa les épaules.
- Parfait, problème réglé, fit-il avec un clin d'œil avant de s'éclipser.
Je me dépêchai de me changer, histoire de ne pas le faire patienter. En descendant, je le trouvai adossé au mur, une cigarette entre les doigts, le téléphone collé à l'oreille. Je restai à distance, attendant qu'il ait fini.
- Je te le jure, si tu ne me le rends pas, je te le ferai payer. Ou je viendrai le reprendre moi-même, et tu n'aimeras pas ça !
Sa voix monta d'un cran. Un frisson me parcourut. Un instant, je me demandai s'il parlait de sa famille ou de ce qu'il faisait vraiment dans la vie. Peut-être que je ferais mieux de mettre autant de distance que possible entre nous.
Puis, soudain :
- Tu veux savoir pourquoi ? Parce qu'on ne touche pas à ce qu'il y a dans mon frigo, espèce d'idiot !
Il éclata de rire, et je compris qu'il plaisantait. Un rire sincère, presque léger. Je ne l'avais jamais vu ainsi.
- Allez, Vince, à demain, termina-t-il avant de raccrocher.
Il jeta sa cigarette, l'écrasa du bout du pied, puis se retourna vers moi.
- Tu viens ? demanda-t-il d'un ton neutre.
Je sursautai, honteuse de l'avoir espionné. Sans un mot, je le suivis jusqu'à sa voiture - un bolide hors de prix. Il ouvrit la portière pour moi, mais avant que je monte, il posa sa main sur mon épaule nue et me repoussa doucement contre la carrosserie.
- Vous tenez à mourir de froid, vous, les filles ? lança-t-il avec un sourire moqueur.
Il retira sa veste en cuir et me la posa sur les épaules avant de désigner le siège.
- Monte.
- M-merci, balbutiai-je, prise de court.
Je pris place, encore sous le choc de son geste. Comment en étais-je arrivée là, coincée dans la voiture de celui que j'avais évité pendant des semaines ?
- Ton adresse, fit-il en pointant le GPS.
J'indiquai le lieu sans discuter. Il démarra d'un coup sec, brisant le silence uniquement par la radio qu'il alluma pour combler le vide.
Le trajet me sembla interminable. J'hésitai à lui parler, à lui dire ce que je craignais, mais rien ne sortit. Il ne m'avait posé aucune question, comme si tout cela ne le concernait pas. Et moi, je n'avais pas le courage d'aborder ce sujet-là.
Trois mois plus tôt, on ne s'était presque pas parlé. Ce soir-là, quand je l'avais revu, j'avais été incapable de détacher mes yeux de lui. Il avait cette présence, à la fois dangereuse et attirante. Et quand il m'avait surprise à le fixer, il m'avait entraînée dans son bureau sans un mot. Je pensais qu'il allait me réprimander, mais non. J'avais eu tort sur toute la ligne.
Je savais que je n'étais qu'une fille parmi d'autres, sans rien de spécial, et pourtant, l'idée qu'aucune autre n'ait jamais couché avec lui avait flatté mon ego. C'est pour ça que sa froideur m'avait autant blessée.
Il baissa soudain le volume de la radio.
- Prends soin de toi. Je suis responsable de toi. Si quelque chose t'arrive, mon père me le fera payer.
Quelle drôle de manière de montrer qu'il s'inquiétait.
- Je vais bien, murmurai-je, les mains crispées sur mes genoux tremblants.
Il me lança un regard en coin.
- Tu mens ?
Je secouai la tête, incapable de parler. Même si j'étais enceinte, je ne pouvais pas encore être mère. Et lui, il donnait l'impression que c'était à lui d'en décider. Ces pensées me serraient la poitrine. Il fallait que je fasse ce test, et vite.
- Mon père t'adore. Il ne me pardonnerait pas s'il t'arrivait quelque chose, ajouta-t-il, comme pour se justifier.
Je sentis la culpabilité m'envahir. Lucio m'avait toujours traitée avec bienveillance. L'idée de le décevoir me terrifiait.
« Calme-toi, Serena. Tu n'es pas enceinte », me répétais-je intérieurement.
Quand on arriva dans mon quartier, je fus prise d'un léger malaise. Ce genre d'endroit, il n'y mettait jamais les pieds, et pourtant, il était là.
Son visage resta impassible jusqu'à la fin.
- Si demain tu ne te sens pas mieux, ne viens pas. Va chez le médecin, d'accord ?
Une manière polie de me dire de sortir, sans doute.
- Merci, je vais bien, répondis-je avant d'ouvrir la portière.
Il attendit que je sois dehors, la main sur le volant, le regard droit devant lui. Je refermai doucement la porte, soulagée d'être enfin seule.
Demain, je ferais ce test, et tout serait terminé.
- Vous êtes rentré plus tôt que d'habitude, monsieur, dit Emmanuella en apercevant Christian franchir la porte du manoir.
Il lui adressa un regard attendri, avec ce mélange de gêne et de compassion qu'il éprouvait toujours face à elle. Il savait qu'elle faisait son travail, qu'elle avait servi cette maison bien avant sa naissance, mais l'idée de la voir nettoyer et s'occuper de tout le rendait mal à l'aise. Lui-même n'aurait su par où commencer.
- Oui, j'avais quelque chose à régler, répondit-il avec un léger sourire.
