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Je vois Ethan empoigner violemment le col du manteau de mon père et le soulever du sol avec une facilité déconcertante. Même si mon père est plutôt grand et costaud, l'homme qui se tient en face de lui le surplombe avec rage. J'entends son dos frapper abruptement contre le mur avant qu'Ethan pose sa main sur sa gorge. Je distingue les yeux de mon père crier silencieusement à l'aide et son visage devenir blanc. Il suffoque mais les petits bruits étouffés qu'il lâche sont immédiatement assourdis par la voix plus grave que jamais qui claque dans l'air.
-T'es qui toi ?
Aucune réponse. Seuls les battements délirants de mon cœur et les grognements de rage d'Ethan brisent le semblant de quiétude qui a envahi mon salon.
-De quel droit tu oses poser tes mains sur Candice, espèce de connard ?
Les yeux vitreux de mon père s'écarquillent de stupeur et je crois voir ses mains trembler.
-Ravale toute de suite la merde que tu lui as dit où je défonce ta sale gueule de connard dans deux secondes !
Mon père reste stoïque et c'en est trop pour Ethan. Brusquement, je vois son poing se lever et s'approcher à toute vitesse du visage bleui de son ennemi.
-Nooooooon !
J'ai crié aussi fort que j'ai pu. Ma voix d'outre-tombe nous surprend tous les trois et Ethan tourne vigoureusement la tête dans ma direction, détachant ainsi son regard de mon géniteur pour la première fois depuis qu'il est entré en trombe ici. Ses iris affolés et inquiets me demandent de parler, de le rassurer et de lui expliquer mais je suis paralysée. Je parviens seulement à murmurer, du bout des lèvres :
-Laisse-le Ethan...
Ma supplique ne semble pas avoir l'effet escompté puisqu'il se retourne immédiatement pour poignarder mon père de ses yeux tranchants.
-Réponds-moi. T'es qui toi ?
-Son... son... pè-père.
D'où je suis, je peux aisément voir l'effarement se dessiner sur le visage totalement défiguré de mon homme. J'imagine que plus les secondes passent, plus il prend conscience de la violence des mots qu'il a entendus un petit peu plus tôt. Qu'un homme quelconque me les balance à la figure me blesserait bien sûr, mais à partir du moment où il s'agit de mon père, notre dispute prend une toute autre ampleur. Et Ethan n'en est que bien trop conscient.
-Lâche-le Ethan et laisse-le partir... s'il te plait...
Sa mâchoire se serre ostensiblement plus fort, lui dessinant ainsi un visage carré plus menaçant que jamais et sa main se resserre à nouveau contre sa trachée. J'entends mon père s'étouffer de peur.
-Je ne veux plus jamais te voir approcher d'elle c'est bien compris ? La seule raison pour laquelle tu ne quittes pas cette pièce totalement défiguré, c'est parce que Candice ne mérite pas de voir ta cervelle de connard exploser sur ses murs. Maintenant, dégage avant que je change d'avis.
Mon père ne demande pas son reste et s'enfuit en courant. Ethan le suit et s'assure qu'il quitte définitivement les lieux avant de refermer la porte. Il se retourne alors vers moi et tout devient noir devant mes yeux. Mes jambes me lâchent et je tombe violemment au sol, à bout de force. J'entends Ethan accourir pour me relever mais je ne sens que mon corps trop lourd qui me fait mal. Mon homme ne perd pas une seconde pour plaquer ma joue contre son torse et je me reconnecte lentement à la réalité grâce au bruit de son cœur inquiet qui cogne vigoureusement contre mon oreille.
-Chuuuut Candice, je suis là maintenant, personne ne te fera du mal...
Sa bouche logée dans le creux de mon cou dévoile tous les mots qui essaient d'effacer mes maux. J'use de mes dernières forces pour passer mes bras derrière son buste et m'accrocher déraisonnablement à lui. Nous restons assis par terre, blottis l'un contre l'autre, le corps d'Ethan berçant doucement le mien. Petit à petit, mon esprit parvient à démêler tous les nœuds qui l'obstruent et je me mets à trembler violemment, les émotions qui m'assaillent étant beaucoup trop fortes à supporter. Mon homme caresse doucement mes cheveux tout en me répétant inlassablement ces mots :
-Je suis là... je suis là...
Mon cerveau ne parvient pas à se focaliser sur autre chose que la violence dont a fait preuve mon père. C'est la première fois qu'il perd autant ses moyens face à moi. Il a été plus méchant que jamais et ses gestes étaient teintés de haine. Je ne pourrais plus jamais me retrouver dans la même pièce que lui sans frémir.
Plus ses mots tournent en boucle dans ma tête, plus je réalise qu'il a raison. Je ne vaux rien. Je perds mes amis un à un, je blesse l'homme le plus gentil que j'ai rencontré et le seul homme à qui je m'attache n'est pas capable de m'offrir la lumière. Je suis pitoyable.
Brusquement, je me défais de l'étreinte d'Ethan et je cours jusqu'à ma salle de bain. Je m'enferme et allume le jet d'eau pour recouvrir ses cris derrière la porte. J'arrache tous mes vêtements un à un et je fonce sous le pommeau. L'eau qui s'écrase sur mes épaules est brûlante mais je m'en fiche, je veux avoir mal partout. Mes ongles lacèrent la peau de mon ventre, l'eau chaude brûle toutes mes cellules, mes doigts tirent durement sur mes cheveux et j'enfonce mon index dans mon bras pour recouvrir les marques que mon géniteur a laissées.
Je ne sais pas combien de temps je reste ici à me punir avant qu'Ethan ne défonce enfin la porte. Il pénètre comme une furie dans ma douche et se fige instantanément lorsque ses yeux descendent sur mon corps. Je vois ses pupilles s'écarquiller de douleur quand elles rencontrent les marques rouges que je me suis infligées avant de porter machinalement la main à sa bouche.
-Candice...
Mon homme me rejoint et règle immédiatement la température de l'eau. Les gouttes qui tombent maintenant sur ma peau me paraissent tièdes, presque fades. Elles ne me font rien oublier, au contraire, elles m'obligent à revivre mon cauchemar encore et encore. Ethan se penche doucement pour enrouler son bras autour de ma taille mais je me débats. Je ne veux pas qu'il me touche, je veux juste souffrir seule.
-Candice, regarde-moi.
Il me force à retrouver ses iris bruns et la détresse que j'y lis me sort de ma torpeur. J'enroule mes bras autour de son cou et je plaque mon visage contre sa peau. Immédiatement, il plonge ses mains dans mes cheveux trempés et s'agrippe désespérément à moi. Ses lèvres déposent quelques doux baisers avant qu'il n'éteigne le jet d'eau et qu'il me porte délicatement hors de la douche pour m'enrouler dans une serviette chaude. Je le laisse prendre soin de moi et ferme les yeux. J'inspire difficilement jusqu'à ce que je sente son parfum virevolter autour de moi. Son opium devient mon oxygène et je m'en délecte. Ses mains rugueuses parsèment mon corps de frissons lorsqu'il me sèche avant qu'il ne se relève. Il se déshabille et se sèche à son tour sans jamais me quitter du regard mais un froid glacial s'est abattu sur moi. Je ne veux plus être seule, je veux qu'il me touche à nouveau.
Peut-être a-t-il entendu mes incantations silencieuses. Peut-être sait-il maintenant mieux que moi ce dont j'ai besoin. En tout cas, lorsqu'il se penche pour me porter à nouveau, je le laisse faire et je m'accroche à mon roc. Ethan me mène jusqu'à ma chambre et ouvre d'une main mon armoire. Il dégote un pantalon de pyjama noir ainsi qu'un petit pull fin puis me les enfile en douceur. Je le regarde faire, totalement subjuguée par la délicatesse dont il fait preuve. Ses sourcils sont toujours froncés, sa mâchoire toujours serrée et ses yeux me confient qu'il a peur pour moi. Mais ses gestes me transportent dans un autre monde et c'est exactement ce dont j'avais besoin.
Je crois que je tremble car lorsqu'Ethan s'allonge à côté de moi, il me blottit contre son torse et frotte vigoureusement mon dos. Ses lèvres commencent à embrasser mon cou et je soupire, enfin délestée de toute cette haine qui m'a engloutie un peu plus tôt. Je pose ma main sur sa barbe et je la caresse machinalement. J'aime cette sensation rêche contre ma peau douce. J'aime cette dualité qui nous ressemble. Je nous aime.
Nous restons ainsi un moment, enlacés dans le noir, à nous réchauffer l'un contre l'autre avant qu'Ethan ne brise le silence.
-Qu'est-ce qu'il s'est passé Candice ?
Ce n'est qu'un faible murmure lancé l'obscurité mais je distingue très clairement le léger trémolo dans sa voix. Elle ne tremble pas de peur mais de rage.
-Pas ce soir Ethan... s'il te plait...
En réponse, Ethan me serre plus fort contre lui. La nuit nous enveloppe dans son intensité démesurée et je ressens maintenant tout plus fort. Ma peau me brûle, les cicatrices que je me suis infligée me piquent et les mains de mon homme me rassurent. J'ai autant mal que je suis bien. Les heures passent et il finit par s'endormir sans jamais relâcher son étreinte. Moi, je reste désespérément éveillée et les mots, les images et les gestes tournent autour de moi, toujours plus vite, toujours plus fort. Ils m'étourdissent et me donnent la nausée. Je me sens minable, faible, moins que rien. Je me sens inutile, sans valeur. Comment quelqu'un pourrait partager ma vie sachant que je ne vaux rien ?
Je commence à me noyer dans mes peurs et je suffoque. Par reflexe, je pose brusquement ma main sur la joue d'Ethan et mes lèvres s'entrouvrent pour l'appeler à l'aide :
-Ethan, ne me quitte pas, s'il te plait !
Mon petit cri le réveille en sursaut et il plaque immédiatement sa main derrière ma tête, pour me fondre contre sa peau chaude.
-Candice, grommelle-t-il.
-J'ai besoin de toi, ne me laisse pas...
Ma demande semble tout simplement l'abasourdir puisqu'il redresse la tête. Ses petits yeux encore tout endormis m'interrogent faiblement et je ne sais plus quoi lui dire.
-Je suis là Candice, je n'irai nul part. Oublie ce que ce connard t'a dit, tu ne mérite aucun de ses mots.
Et soudain, je pleure. Je pleure comme je n'ai jamais pleuré. Je pleure dans un torrent de larmes qui brouille ma vision et anéantit mon cœur. Je pleure sans pouvoir parler ni respirer. Je pleure aussi silencieusement que bruyamment. Je pleure de toute mon âme.
Immédiatement, Ethan passe ses bras dans mon dos et me fait pivoter afin d'allonger mon corps sur le sien. Sa main gauche reste dans le creux de mes reins mais sa paume droite se pose sur ma joue.
-Regarde-moi Candice. Tu es la plus belle personne que j'ai rencontrée. Tu es pure, profondément gentille et dévouée pour ceux que tu aimes. Je me damne pour chaque minute passée avec toi et si tes salopards de parents ne sont pas capables de s'en rendre compte, tant pis pour eux. Mais s'il te plait, ne les crois pas. Ne leur donne pas cette importance. S'ils sont assez tordus pour essayer de te détruire depuis des années, ne cherche plus à les excuser. Fais ta vie sans eux. Tu es libre mon ange !
Ses lèvres déposent le plus enchanteur des baisers sur ma bouche et je respire enfin profondément. Avec la plus grande douceur, Ethan dépose mon visage contre sa poitrine et chuchote au creux de mon oreille :
-Parle-moi.
Je ferme les yeux, respire son parfum et ne réfléchis plus.
-J'ai peur qu'ils aient raison. J'ai peur d'être de trop, de ne pas être assez ou d'être insignifiante. Je préfère être transparente pour plaire aux autres mais j'ai mal de n'être assez bien pour personne.
-Tu ne seras jamais de trop quand tu es la seule personne qui compte à mes yeux. J'en ai rien à foutre de toutes les conneries qui me font chier dans ma vie mais toi... toi, tu es précieuse. Quand tu n'es pas là, je n'y arrive pas. Arrête de faire ta vie en fonction des autres, la seule chose qui compte c'est toi. Ce que toi tu aimes. Ce que toi tu veux. Qu'est-ce que tu veux au plus profond de ton être Candice ?
