Chapitre 5
Au lieu de lui permettre d’exploiter ce don, Menkar chargea son espion principal de lui enseigner les bases de l’infiltration. Elle ne voyait pas le rapport, et pourtant son maître répétait : « Rien ne vaut le terrain pour apprendre. » C’est ainsi qu’elle fut envoyée en mission d’observation auprès du prince Rigel. S’il elle réussissait, disait-on, elle gagnerait sa liberté. À ses yeux, le marché semblait honnête.
Elle avançait à travers la forêt quand un gland heurta son pied. Grimaçant, elle se pencha pour l’ôter, puis reprit sa course. Ses yeux se tournèrent vers l’ouest et, d’un bond, elle franchit un tronc couché au sol. Son pas dérapa sur la neige fondue, mais elle se retint à une écorce rugueuse. Elle perdait un temps précieux, le cœur serré par l’inquiétude. Devant elle, le bois se faisait plus sombre : les branches formaient une voûte si épaisse que la lumière y pénétrait à peine.
Les collines étaient couvertes d’arbres variés, du cyprès au chêne, puis au pin. Les troncs passaient du mince au massif, du colosse au rabougri. Mousses, fourrés, pierres verdies tapissaient le sol. Le vent siffla entre les branches, charriant une odeur de brume et de terre détrempée. L’endroit semblait presque respirer. L’air lourd lui collait à la peau, et sans la lueur de la lune disparue derrière l’horizon, s’orienter devenait une épreuve.
Le tonnerre gronda au loin, accompagné de nuages noirs roulant dans le ciel. Une sueur froide lui monta le long de l’échine. Si une bête surgissait, que ferait-elle ? Elle n’avait même pas un couteau pour se défendre. Son pied accrocha une pierre, mais elle se rétablit aussitôt, le souffle court. Elle finit par s’adosser à un tronc moussu, la poitrine brûlante, l’air saturé par sa propre
peur. Autour, rien qu’arbres et rochers, buissons épineux courant jusqu’aux contreforts. À l’est et au nord, la masse compacte de la forêt. Plus loin, se dessinaient les montagnes du Croc Noir, dont un sommet prenait la forme d’un loup dressé vers la lune.
Tania savait qu’elle se trouvait dans la forêt d’Eslam, au nord-est du royaume de Draka. Les terres de Cetus et de Pégases s’étendaient bien plus loin. Elle n’était pas sortie d’affaire. Un grondement sourd secoua soudain le sol ; les pierres vibrèrent, et elle resta figée, jambes verrouillées. Bouger risquerait d’attirer l’attention de ce qui approchait. Le tonnerre éclata, un éclair fendit le ciel et illumina brièvement un souffle blanchâtre glissant entre les branches. Une vapeur étrange jaillissait, évanescente.
Un hoquet lui échappa. Elle se redressa avec lenteur. La brume serpentait entre les troncs. Tout son être lui criait de fuir, mais sa curiosité fut plus forte. Elle s’élança. Son pas évitait de justesse pierres coupantes, brindilles et épines. Entre deux grondements, elle apercevait la lueur blanche filer devant elle. Elle la suivit jusqu’à une clairière, et ce qu’elle découvrit la figea.
Devant elle se dressait un cheval immense, ailes déployées, auréolé de fumée claire. L’Esprit des Pégases. Il tourna la tête vers elle, ses plumes immaculées bruissant dans l’air, et son corps semblait à moitié fait de brume. Sa beauté défiait l’entendement. Il frappa le sol de ses sabots et s’éleva dans les airs. Tania se lança à sa poursuite, sans réfléchir.
Le ciel éclata dans un fracas de pluie battante. La boue alourdissait ses pas, mais elle ne ralentissait pas. Elle courait, fascinée, incapable de détourner les yeux. Plus elle avançait, plus l’envie la dévorait : le toucher, sentir sa présence. L’animal bondit soudain par-dessus un rocher et s’arrêta de l’autre côté, comme s’il l’attendait. Le cœur gonflé d’espoir, elle imita son saut. Mais une bourrasque invisible la repoussa violemment. Elle s’écrasa au sol, le souffle coupé. Elle essaya encore, franchit l’obstacle, mais la force la renvoya avec plus de brutalité encore. Son corps heurta un buisson, sa tête cogna contre une pierre. Un liquide chaud glissa le long de sa nuque, un goût de fer emplit sa bouche. La nuit l’engloutit.
À travers le voile trouble de sa conscience, elle aperçut l’esprit s’éloigner. Puis ses paupières se fermèrent, et l’obscurité la prit. Quand elle rouvrit les yeux, la douleur la transperça. Elle porta la main à sa tête en gémissant. Des voix étouffées traversaient les ténèbres. Un claquement sec résonna contre du métal, la tirant de sa torpeur. Elle ouvrit grand les yeux. Elle n’était plus dans la forêt : les murs de pierre et l’humidité froide ne laissaient aucun doute. Tania se trouvait désormais dans les cachots de Cetus. Une voix grave s’éleva dans l’ombre.
« Dois-je la faire monter ou reste-t-elle là ? » demanda le Maître. « Pas besoin de la détacher », trancha Menkar d’un ton dur. Puis il tourna les talons et quitta la cellule d’un pas sec, ses bottes résonnant lourdement sur la pierre.
« Un peu d’eau… » souffla la prisonnière en portant les mains à son crâne. Elle se redressa maladroitement du tas de paille où elle gisait. Ses vêtements lui collaient à la peau, trempés de
sueur, et ses cheveux poissaient contre son front. Le Maître s’approcha des barreaux et fit glisser une carafe à sa portée. À peine ses doigts s’y refermèrent qu’un coup de canne s’abattit sur ses jointures. Elle poussa un cri strident. « Pas si vite, Tania », siffla-t-il. « Pas après ton échec. »
Au même instant, ailleurs, Eltanin se sentait vide. Les cauchemars continuaient de le ronger, nuit après nuit. Dans ses songes, le visage d’une femme, couvert de sang, se dissolvait devant ses yeux. Aluba… la nymphe splendide venue des siens comme messagère de sa reine. Elle qui avait fini par le vendre, le livrant à son ennemi juré. L’image de son corps baignant dans le sang lui donnait la nausée, mais il se forçait à retenir la bête qui grondait en lui.
Des pas lourds résonnèrent dans la caverne. Un homme s’avança, la peau du visage recouverte de tatouages noirs aux formes tordues. « Libère ta bête, Eltanin », souffla-t-il. « Crève », cracha Eltanin, les dents serrées, tandis que son fauve intérieur rugissait pour s’échapper.
Felis éclata de rire, la tête rejetée en arrière. Il s’approcha d’un pas nonchalant de l’autel où gisait Aluba, inerte, étendue sur la pierre imbibée de sang. Du bout du doigt, il effleura son visage. « Belle, n’est-ce pas ? » dit-il. « Mais tu ignores pourquoi elle t’a trahi ? » Il soutint le regard perdu d’Eltanin. « C’est simple. J’avais son amant dans mes geôles. Je lui ai promis de le libérer si elle t’attirait jusqu’ici. »
Son regard se posa sur le corps sans vie de la nymphe, les yeux vides fixant le plafond. « Et j’ai tenu ma promesse… avant de le tuer lui aussi. Ils se retrouvent ensemble en enfer. » Felis éclata d’un rire rauque. « Son amant n’était autre qu’une Hydre. Et une Hydre… » Il montra les crocs. « Jamais une Hydre ne devrait céder aux femmes ! »
Le sang bouillonnait dans les veines d’Eltanin. Felis fit signe à ses gardes. Aussitôt, des coups pleuvèrent. Un soldat l’écrasa à l’épaule, puis à la tempe, enfin à l’oreille. Ses os craquèrent. « Pourquoi refuser de plier ? » lança Felis, presque amusé. « Tu gagnerais tant à te soumettre. »
Eltanin, entravé aux poignets, aux chevilles, aux genoux, cloué contre le mur, ne pouvait que trembler. Sa tête bourdonnait, sa vision se brouillait, comme si un vaisseau avait éclaté. « Te soumettre ? » répéta-t-il en crachant du sang. « Tu délireras toujours autant. »
La bête hurlait en lui, prête à se libérer et massacrer tout autour, mais il savait qu’au moment où elle surgirait, Felis l’emprisonnerait avec ses sortilèges noirs. « Tu crois vraiment qu’on viendra te sauver ? » ricana Felis. Il leva une griffe et la planta sous le menton d’Eltanin, le forçant à relever la tête. « Personne ne brisera mes murs. Mon fort est inviolable. » Eltanin renifla et répondit : « As-tu oublié ? J’ai survécu déjà deux fois. »
Un coup sec s’abattit. La mâchoire d’Eltanin se déboîta, sa tête bascula de côté, le sol se teinta de rouge. « Ne me défie pas », gronda Felis. « Donne-moi ta bête. » Eltanin éclata de rire malgré la douleur. Sa bouche dégoulinait de sang. « Gaspille pas ta salive. »
Céder signifierait devenir son esclave, réduit à une coquille humaine, l’âme enchaînée à l’ombre de Felis. Il savait trop bien ses plans : dominer Araniea et les royaumes voisins. « Garde-moi cent ans si tu veux », souffla-t-il. « Jamais je ne céderai. » « Qu’il en soit ainsi ! » Felis fit un signe. Les gardes se ruèrent sur lui et les coups reprirent.
Sans se presser, Felis revint vers le corps d’Aluba. Derrière lui, les soldats cognaient Eltanin, qui luttait de toutes ses forces pour retenir sa bête. Dans la cacophonie, un hurlement aigu déchira l’air. La voix glaciale d’Aluba résonna dans les ténèbres. Il suffoquait, pris au piège.
Eltanin ouvrit les yeux en sursaut, couvert de sueur, haletant. Il mit quelques instants à comprendre qu’il était dans son lit. Son crâne battait comme un tambour. Le monde dehors semblait sombre, même si le Soleil s’avançait au-dessus des nuages. Le tonnerre roula, la foudre s’abattit sur le palais, les murs vibrèrent, les vitres claquèrent.