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Chapitre 1

J’ai entendu la porte s’ouvrir et, rien qu’à l’odeur fraîche et acidulée qui s’est répandue dans la maison, j’ai su que c’était Darren. Je ne me suis pas levée pour l’accueillir. À quoi bon ? Il n’aurait pas aimé que je le fasse, et je savais qu’il ne voulait plus de ce genre d’attention.

Sa présence m’a surprise. Ces derniers mois, je le voyais à peine. Quand il daignait rentrer, il passait son temps à m’éviter, à m’ignorer ou à me lancer des piques. Parfois, il disparaissait plusieurs jours d’affilée, au point que j’en venais presque à oublier que j’avais un mari. La seule chose qui me rappelait son existence, c’était la douleur permanente dans ma poitrine… celle d’aimer un homme qui ne voulait plus de moi.

Ses pas résonnent en se dirigeant vers la salle à manger. Je suis assise à la table, une tasse dans la main, fixant le vide. Même quand il s’arrête devant moi, je ne relève pas la tête. Ce n’est qu’au moment où il balance un paquet de papiers sous mon nez que je daigne lever les yeux vers lui.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, méfiante, mes prunelles cherchant les siennes.

Comme à chaque fois qu’il me regarde, ses yeux noirs sont durs, son visage impassible. J’ai du mal à croire que c’est le même homme qui, il y a encore quelques mois, me couvrait de tendresse. Tout cela avait-il été une mise en scène ? Avait-il seulement fait semblant d’être amoureux, en attendant le retour de Maelis ?

— Ce sont les papiers de séparation. Signe-les. Comme je ne t’ai jamais marquée, j’ai facilement convaincu les Anciens d’approuver.

Sa voix est glaciale, pleine de mépris, comme si m’adresser la parole était une corvée.

Je reste figée. Qui aurait pensé que son refus de me marquer, ce sujet de dispute constant entre nous, deviendrait un jour une arme contre moi ? Il m’avait toujours promis qu’il le ferait quand il serait prêt. J’avais attendu, cherché des excuses à son refus… et voilà le résultat.

— Tu n’es pas sérieux, soufflai-je, la gorge serrée.

Mes yeux me brûlent, mais je refuse de pleurer. J’en ai déjà trop versé. Ne voit-il pas à quel point il me détruit ? Pendant toutes ces années, j’ai recollé ses morceaux, j’ai

tenu bon quand elle l’avait brisé. Et maintenant, il piétine tout ce que nous avons construit… pour elle.

— Je le suis. Alors signe, répéta-t-il d’une voix sèche, en abattant son poing sur la table avec une telle force que le bois gémit sous le choc.

Je sursaute et recule brusquement, mais je me cogne contre son torse. Son parfum m’enveloppe aussitôt. Je remarque alors la trace rouge vif sur son cou. Du rouge à lèvres. Je comprends d’où il vient et mon cœur se serre.

Comment peut-il rentrer ici, dans notre maison, avec l’odeur et les marques d’une autre femme ? Pire encore, avec celle qui l’avait anéanti il y a dix ans ? L’imaginer dans ses bras me donne la nausée, et pourtant cette image refuse de quitter mon esprit.

Je me redresse et plante mon regard dans le sien.

— Je ne signerai pas.

Ses yeux se plissent, sombres, et une tension glaciale envahit la pièce.

— Répète ça ?

— J’ai dit que je ne signerai pas ! crachai-je, la voix tremblante mais ferme.

Je ne pouvais pas l’abandonner. Je refusais de céder la place à Maelis, de la laisser réduire à néant dix ans de ma vie.

— Tu les signes, ou je jure sur la déesse de la lune que je t’écrase, gronda-t-il.

— Vas-y, Darren… Tu ne peux pas me briser plus que tu ne l’as déjà fait.

Je le fixe, cherchant une étincelle d’humanité dans ses traits. Mais il esquisse seulement un sourire cruel.

— Oh, tu te trompes, Luce… Tu n’imagines même pas ce dont je suis capable.

Il pivote brusquement et quitte la cuisine. Quelques secondes plus tard, j’entends ses pas dans l’escalier. Je m’effondre contre la table et, cette fois, je laisse les larmes couler librement.

Où avais-je failli ? Qu’avais-je fait pour mériter ça ? Je ne comprenais pas. Il y a encore quelques mois, j’étais comblée. J’avais un mari, une fille, des amis, une entreprise florissante. Je pensais même à avoir un autre enfant. Puis Maelis a réapparu, et tout s’est effondré.

Elle avait commencé par réintégrer son entreprise. Quand je l’ai découvert, je l’ai confronté. Darren avait juré qu’il n’y avait rien, qu’ils avaient seulement déjeuné ensemble pour rattraper le temps perdu. « Elle appartient au passé », m’avait-il dit. Et moi, j’avais voulu le croire. Quelle erreur.

Car nous y étions : il voulait divorcer pour elle.

J’essuie mes joues d’un geste rageur. Je refuse de céder à la faiblesse. Si je tombe, je perds tout.

Je remonte dans ma chambre, mais je ne parviens pas à fermer l’œil. Mon esprit tourne en boucle, m’empêchant de trouver le moindre repos. Vers vingt et une heures, je quitte ma chambre à pas feutrés et entre dans celle de Kassia. Je connais chaque recoin de son petit univers. Je m’assois près d’elle, caresse ses cheveux doux, respire son odeur enfantine qui m’apaise un instant. Je n’ai pas réalisé qu’elle était éveillée, jusqu’à ce qu’elle allume sa lampe et me hurle dessus.

— Sors ! Sors de ma chambre !

— Kassia, c’est moi…

— Papa ! cria-t-elle, affolée, comme si je représentais un danger.

Darren surgit aussitôt, le regard fou, prêt à défendre sa fille. Quand il comprend que « l’intrus », c’est moi, son visage se durcit encore davantage. Kassia se précipite vers lui, tremblante, s’accrochant à son pantalon.

— Elle m’a fait peur, papa… Je ne veux pas d’elle ici, fais-la partir.

Mon cœur se brise une fois de plus. Ma propre fille ne m’appelle même plus « maman ». Pour elle, je ne suis plus qu’« elle », une étrangère.

— Va dans ma chambre, ma puce, dit Darren en douceur. On partira tout à l’heure.

Le seul terrain d’entente qu’il me reste avec lui, c’est Kassia. Notre fille, mélange parfait de nous deux : mes cheveux roux mêlés aux siens plus sombres, ses yeux noirs hérités de son père.

— On va chez maman Maelis ? demanda-t-elle avec un enthousiasme qui m’acheva.

Maman Maelis. Ces mots m’ont déchiré l’âme. Ma fille avait transféré tout l’amour qu’elle avait pour moi à cette femme.

— Oui, file, dit Darren. Je te rejoins dans un instant.

Kassia m’a lancé un dernier regard haineux avant de quitter la pièce.

— Qu’est-ce que tu faisais là ? cracha-t-il.

Je me redresse lentement.

— C’est ma fille, Darren. Je voulais juste être près d’elle.

Il ricane, amer.

— Elle ne veut pas de toi. Mets-toi ça dans le crâne.

Ses mots m’écorchent, mais je ne peux pas m’empêcher de répliquer :

— C’est parce que tu l’as laissée s’attacher à cette femme. Tu crois vraiment que je vais laisser cette traînée élever ma fille ? Jamais.

Je n’ai pas vu le coup venir. Sa main a claqué contre mon visage, me projetant au sol. Le choc m’a fait vaciller, un bourdonnement assourdissant emplissant mes oreilles.

— C’est la dernière fois que tu insultes la femme que j’aime, gronda-t-il, glacé.

Il m’a regardée comme si je n’étais rien, puis a craché sur moi avant de tourner les talons. Quelques minutes plus tard, j’ai entendu la porte d’entrée claquer.

Je suis restée là, par terre, le visage brûlant, les larmes inondant mes joues. J’allais avoir des bleus. Il m’avait frappée. Moi, la femme qu’il avait autrefois tenue contre lui avec douceur.

Tout ça… à cause d’elle.
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