Masque Les ombres
Le rideau de fer du restaurant glissa lentement dans un bruit grinçant qui résonna jusque dans les entrailles de la rue endormie. Le quartier, si animé le jour, se vidait peu à peu, ne laissant que les murmures des vendeuses qui rangeaient leurs étals et les derniers éclats de rires de clients repus.
Rose, les bras chargés d’un panier de provisions à moitié vide, essuya son front avec le coin de son torchon.
— Quelle journée, mes enfants… soupira-t-elle. Quelle journée !
— On a eu presque le double de clients par rapport à hier, annonça Diane, la voix pleine de fierté. Et une dame a dit qu’elle reviendra juste pour tes beignets, maman !
— Les beignets à la banane, hein ? demanda Fabrice avec un sourire. Je t’avais dit que c’était ta meilleure arme secrète.
Rose éclata de rire en prenant Diane dans ses bras.
— Toi aussi, t’as bien travaillé, ma chérie. T’as été rapide à la caisse ! Une vraie petite commerçante.
Diane gonfla la poitrine avec orgueil.
— Et j’ai rendu la monnaie juste, hein ! Même le monsieur avec le gros billet, je l’ai pas paniqué.
Fabrice, adossé à la porte, savourait la scène en silence. Il s’en imprégnait, comme on retient son souffle dans un moment rare. Puis il se redressa.
— Allez, on remballe tout. Il est tard. On rentre. Et toi, la championne des maths, faut te coucher tôt.
— Haan, toujours toi pour me rappeler l’école, râla gentiment Diane.
— C’est mon job, répondit-il en lui ébouriffant les cheveux. Et puis, demain c’est contrôle, non ? Faut honorer la famille !
— Ouais… mais t’inquiète, j’ai révisé. Maman peut confirmer !
Rose hocha la tête avec un sourire complice.
— Elle a même récité ses formules en coupant les tomates.
—
De retour à la maison, l’ambiance était légère, presque douce. Le genre de calme qu’on a oublié quand on a trop connu le chaos. Ils partagèrent un dîner simple : du riz fumant, du poisson bien doré, un peu d’avocat mûr.
Mais ce soir-là, tout avait un goût différent. Meilleur. Plus précieux.
— Franchement… je crois que c’est la première fois que je me sens riche, murmura Rose. Pas à cause de l’argent, hein… mais parce qu’on vit. Enfin.
Fabrice l’observa un instant. Ses rides semblaient moins creusées, ses épaules moins lourdes.
— Ce n’est que le début, maman. Bientôt, je te paie un billet pour le village. En avion, hein, pas en car !
Elle éclata de rire, la main sur le cœur.
— Toi et tes grands projets… Mais je prends ! Le jour où ce sera possible, je prends.
—
Après avoir débarrassé, Fabrice se leva et tapota sur la table.
— Bon, opération dodo. Diane, haut les cœurs. Tu veux pas dormir devant ton prof demain.
— Oui chef, dit-elle en faisant le salut militaire. Bonne nuit, soldat.
Elle monta les marches deux à deux, chantonnant un air de dessin animé.
Rose resta un instant seule à la table, le regard perdu dans sa tasse de thé refroidi.
— C’est un rêve, hein ? dit-elle sans le regarder.
Fabrice, déjà en route pour sa chambre, se retourna.
— Non, maman. C’est juste le début de notre vraie vie.
Elle hocha doucement la tête, un sourire paisible sur les lèvres.
—
Minuit passé. Le silence était tombé sur la maison comme un voile. Fabrice, allongé sur le dos, regardait le plafond sans vraiment le voir. La lueur pâle d’un lampadaire glissait à travers les persiennes. Sa respiration était calme, mais son esprit bouillonnait.
Il prit son téléphone, le déverrouilla.
Une seule notification l’attendait.
> Winner :
Demain, on se voit. J’ai un plan à te montrer.
Fabrice resta figé un instant. Le calme dans sa chambre tranchait avec l’agitation que ce message provoquait dans sa poitrine. Il tapota lentement :
> Comme tu le sais, je dois sortir chaque jour pour faire croire à maman que je travaille. Donc ouais, on se voit demain. Tu veux quelle heure ?
Quelques secondes plus tard, la réponse tomba :
> Winner :
Vers 11h. Y’a un mec que je veux te présenter. Il bosse dans les douanes. Il peut faire passer des trucs pour nous. Discret.
Fabrice se redressa sur un coude. Douanes ? Contrebande ? Là, on ne parlait plus de simples cambriolages. C’était une autre ligue. Plus de risques. Plus de responsabilités. Et surtout… moins d’issues de secours.
Il soupira. Longuement.
> Ok. J’te rejoins à notre endroit habituel.
Il verrouilla son téléphone et le posa sur la table de chevet. Il resta là, dans le noir, à écouter les petits bruits de la maison. Les cliquetis du chauffe-eau. Le craquement des poutres. Et, dans la chambre d’à côté, la voix douce de sa mère, qui fredonnait une ancienne berceuse.
Il ferma les yeux.
Mais son cœur, lui, restait ouvert. En alerte. Il le savait :
> Il marchait sur une corde raide.
Et même si, pour l’instant, tout semblait stable…
Les ombres s’agitaient déjà sous ses pas.
— Juste un peu plus de temps, murmura-t-il dans l’obscurité.
Donne-moi juste un peu plus de temps… pour les mettre à l’abri.
