« Tu ne seras jamais ma sœur »
Le silence qui s'était installé dans le salon après les mots de Cassian était presque irréel. On n'entendait plus que le tic-tac régulier de l'horloge murale, chaque seconde résonnant comme un coup de marteau dans le cœur de Lia.
Elle était restée figée, les grands yeux humides levés vers celui qu’elle avait toujours appelé "grand frère". Ses doigts tremblaient légèrement, crispés contre le tissu de sa robe rose, celle qu'elle avait choisie avec tant d’amour pour son anniversaire.
— Tu ne veux pas que je devienne ta sœur… ? souffla-t-elle d’une voix brisée, peinée, incapable de cacher la blessure profonde que cette révélation venait de provoquer.
Cassian se tenait face à elle, les bras croisés, la mâchoire serrée, les yeux fuyants. Rien ne laissait paraître l’agitation sous-jacente de ses pensées, à part peut-être le léger tremblement de ses doigts crispés contre son avant-bras.
— Dis-moi la vérité, Cassian… Tu me détestes ? Parce que j’ai pris la place de ta sœur ? Parce que je ne suis pas vraiment de votre famille… ?
Ses mots s’échappaient entre les sanglots qu’elle retenait tant bien que mal. Dans sa poitrine, son cœur battait à toute allure, entre chagrin et confusion. À huit ans, le rejet de l’être qu’elle admirait le plus au monde lui paraissait insurmontable. Les larmes menaçaient de couler, mais elle s’obstinait à garder la tête haute.
Cassian releva lentement les yeux vers elle. Et ce qu’il vit le frappa de plein fouet : la douleur nue dans ses pupilles, la peur d’être abandonnée, ce mélange cruel d’innocence et de détresse. Son expression changea, se fissurant comme du verre. Il desserra ses bras, hésita, puis recula d’un pas.
— Ce n’est pas ça, murmura-t-il d’une voix plus douce, rauque, étranglée.
— Alors pourquoi ? Pourquoi tu ne veux pas que je sois officiellement ta sœur ? Pourquoi tu me fais ça aujourd’hui ? Aujourd’hui… où je pensais que… on serait une vraie famille.
Les parents, jusque-là figés par la violence de l’instant, échangèrent un regard d’incompréhension. du père et la mère D’Arkheval connaissaient bien leur fils. Cassian avait toujours été un enfant froid, rigide, presque trop mûr pour son âge. Son éducation stricte d’héritier l’avait sculpté comme une statue : parfait en société, imperturbable, distant. Il parlait peu, ne riait jamais. Mais avec Lia… avec cette petite fille tombée du ciel, il était un autre garçon.
Il souriait.
Il riait.
Il s’adoucissait.
Il partageait ses bonbons et se battait pour garder sa main quand ils marchaient ensemble.
Cassian adorait Lia. Ils le savaient. Alors pourquoi ce refus si tranché ?
— Cassian, intervint doucement la mere , viens t’asseoir. Explique-nous, s’il te plaît.
Il secoua la tête, nerveux. Il ne voulait pas s’asseoir. Il ne voulait pas parler. Il n’avait jamais voulu que ça arrive. Ce moment.
— Elle n’a pas pris la place de ma sœur, finit-il par dire, la voix basse. Ma sœur… elle n’a jamais été là. Lia est celle qui est restée avec nous, celle que je connais, que je protège… que j’aime.
Lia releva la tête, surprise, ses lèvres tremblant.
— Alors pourquoi tu refuses ? Tu viens de dire que tu m’aimais…
Cassian inspira profondément. Son regard glissa vers ses parents. Il n’aimait pas parler de ce qu’il ressentait. Encore moins devant eux. Pourtant, il savait qu’il ne pouvait plus fuir.
— Parce que si elle devient officiellement ma sœur, elle devra partir un jour.
Un silence. Il reprit, plus fort, le regard brûlant :
— Soit pour se marier avec quelqu’un d’autre… soit si sa vraie famille vient la réclamer. Et moi… je ne veux pas qu’elle parte. Jamais.
La duchesse fronça les sourcils, la main sur le cœur.
— Cassian… Elle ne partira pas si elle ne veut pas. Et même si un jour…
— Non, mère ! la coupa-t-il vivement. Vous ne comprenez pas.
Il se tourna vers Lia. Ses yeux s’assombrirent d’une détermination étrange pour un garçon de son âge.
— Je veux qu’on reste ensemble pour toujours, Lia. Je ne veux pas que tu sois ma sœur.
Elle sentit son cœur se briser un peu plus. Mais avant qu’elle n’ouvre la bouche pour protester, il ajouta :
— Parce que je veux que tu sois ma femme.
Le silence fut total.
Un vertige étrange s’empara de Lia. À huit ans, elle n’avait jamais songé au mariage. Encore moins à l’idée que Cassian puisse dire quelque chose d’aussi sérieux avec une telle intensité.
— Tu… quoi ?
— Quand on sera grands, je te demanderai en mariage. Et tu diras oui. Comme ça, tu ne partiras pas. Tu resteras avec moi, pour toujours. Pas comme une sœur. Mais comme… toi et moi.
La duchesse porta une main à sa bouche, bouleversée.
— Cassian, c’est…
— Je suis sérieux, mère. Je l’ai toujours été. Je ne veux pas qu’on la perde. Je ne veux pas qu’elle soit ma sœur pour qu’un jour, vous acceptiez qu’un homme l’emmène loin d’ici. Ou qu’elle disparaisse si sa famille biologique revient.
Il se tourna vers Lia, le regard intense.
— Je ne veux pas partager ta place avec personne. Pas même avec un "futur mari" imaginaire. Sauf si c’est moi. Alors non, je ne veux pas que tu sois ma sœur. Je veux que tu restes à moi. Pour toujours.
Lia resta bouche bée. Elle ne comprenait pas tout. Mais ce qu’elle savait, c’est que son cœur battait très fort. Que ce garçon qu’elle avait toujours aimé comme un frère la regardait comme personne d’autre. Et qu’au fond, au-delà de la confusion, une chaleur douce se répandait en elle. Parce que pour la première fois, quelqu’un lui disait qu’il ne voulait jamais la laisser partir.
Et c’était Cassian.
