Chapitre 5 ~ Ash
Mon humeur ce matin est exécrable. J'en suis parfaitement conscient mais ne fais aucun effort. Je crois que c'est dans mes gènes. Les gars l'ont bien senti et savent que dans ces moments mieux vaut me laisser ruminer mes pensées noires. Étrangement même Maryssa semble avoir compris le topo. Finalement cette journée ne sera peut-être pas si mal si on me fout la paix.
J'ai entendu les gars parler toute la matinée de se faire une virée en boite ce week-end, samedi soir plus précisément, pour "se mettre la tête à l'envers" et "fêter comme il se doit ce début d'année". Je dois avouer que l'idée de me changer les idées et m'évader de chez moi m'a extrêmement tenté. Et j'avais vraiment failli sauter sur l'occasion. Seulement je sais que ce samedi mon père ne sera pas à la maison, je ne peux me montrer égoïste au point de laisser ma mère seule toute la soirée. Sans compter que les moments avec elle sans mon père ne courent pas les rues.
La possibilité de s'échapper de cette vie étouffante le temps d'une soirée n'étant plus au programme, mon humeur ne s'était donc pas améliorée. Je crois ne pas trop prendre de risques en disant qu'elle pouvait difficilement s'aggraver. Elle stagne. Car ma vie n'est qu'une succession de choses pourries. Sans dramatiser.
La preuve quand je pousse la porte du court d'art.
Vous l'aurez forcément deviné, je n'ai pas ce que l'on appelle la fibre artistique ou ce genre de conneries. Je me demande encore pourquoi j'ai commis l'erreur l'année dernière de prendre cette option mais surtout pourquoi je ne l'ai pas virée de mon programme cette année. La facilité je suppose, ne pas reprendre une option de zéro.
Qui est-ce que je crois tromper là ? Rien n'a jamais été 'facile'. Sans réellement prendre le temps de réfléchir, je décide une fois entré de cesser cette mascarade. C'est pourquoi je me dirige sans perdre de temps vers mon professeur.
Ce prof semble l'optimisme incarné. Il approche la trentaine et paraît réellement passionné par son charabia artistique, mais il est encore jeune et je suis persuadé qu'il n'échappera pas à la règle. Il finira par se lasser et débiter ses cours d'une voix morne. Car si lui est un optimiste, moi je suis réaliste.
Il relève la tête à mon approche et me sourit sincèrement, avec chaleur, si bien que pendant une seconde je m'en veux de vouloir quitter son cours merdique. Juste une seconde, il ne faut pas pousser.
— Ash, je peux t'aider ? Un problème peut-être ?
— À vrai dire, oui monsieur, j'ai un problème. Pour être honnête je—
Sauf qu'au même moment une touffe de cheveux bruns et bouclés passe la porte et attire mon attention. Je n'y crois pas, on est dans le même cours. Mes lèvres s'étirent toutes seules, presque sournoisement. Le cours que je considérais il y a à peine cinq minutes comme le plus merdique se révèle tout à coup le plus intrigant de tous.
— Tu... ?
Merde le prof. Je l'avais complètement oublié celui-là. Je me racle la gorge en cherchant comment m'échapper de cette situation.
— Je... voulais m'excuser pour les quelques heures que j'ai éventuellement pu sécher l'année dernière.
Je me gratte l'arrière du crâne, tentant de paraître gêné.
— Oh, voilà qui est... surprenant. Ces quelques heures sont excusées Ash, mais seulement si tu t'engages à te montrer plus assidu cette année.
— J'en ai bien l'intention, je réponds avec un sourire en coin.
Je le vois froncer les sourcils, se demandant visiblement quelle mouche a bien pu me piquer, mais se contente d'un hochement de tête. Je me détourne alors de lui et repère la touffe brune au fond de la classe.
Comme je l'ai dit cette journée est pourrie sous tous ses angles, pourquoi ne pas chercher à l'améliorer en s'amusant un peu ? Je traverse donc l'allée un sourire aux lèvres et m'arrête juste à côté de lui. Sauf qu'il ne prend pas la peine de relever la tête. Il va donc falloir s'imposer.
— Cette place est prise ?
Enfin il relève la tête vers moi, ou plutôt il se dévisse le cou pour me dévisager. Je dois me faire violence pour ne pas rire devant l'incompréhension et la surprise dans ses yeux. Mais ça ne dure pas. Il se ressaisit et son visage jusque-là si expressif se referme. Je vois sa mâchoire se serrer et il rabaisse la tête, m'ignorant royalement.
Prenant un réel plaisir à la situation, je m'installe à côté de lui.
— Asocial je présume ?
Je sais qu'il va comprendre la référence. En effet, sa réponse ne tarde pas.
— Quoi, tu fais dans l'humour maintenant ? "Dégage".
Bingo. Il s'est tourné vers moi et me regarde dans les yeux. Je prends alors le temps d'étudier son visage, ou plutôt les dégâts que j'y vois. Le crochet de Bryan est toujours aussi efficace. Mais ce sont toujours ses yeux qui attirent le regard chez lui. Je suis sûr que toutes les filles craquent pour ce gris étrange.
— On est partis du mauvais pied, toi et moi. T'as bousillé mon moment privilégié avec ma dernière clope, et d'un autre côté ta rentrée n'a pas était au top. Un point partout, balle au centre. Tu sembles incroyablement stupide mais j'admets que t'as du cran.
— C'est à ça que ressemblent des excuses pour toi ? Si oui, non seulement tu "sembles incroyablement stupide" mais en plus tu l'es.
— M'excuser ? Je suis censé le faire ? Je ne m'excuse jamais. Sans vouloir te vexer, je ne vais pas m'y mettre pour tes beaux yeux.
— Très b... Mes beaux yeux ? Dois-je comprendre que je fais de l'effet à monsieur populaire ?
Et il rit. Comme ça. Quelques personnes se retournent vers nous avec un regard noir. Je suppose qu'on les empêche d'écouter. Je leur fais mon plus joli doigt d'honneur puis me rappelle pour quelle raison cet abruti viens de rire.
— T'aimerais bien, hein ?
Je ne sais pas pourquoi mais je prends plaisir à ce petit jeu de provocations. Encore plus quand je le vois rougir. C'est tellement facile de déstabiliser ce mec. Sauf que je ne veux pas qu'il se renferme complètement, sa présence me plaît. Comme c'est sûrement lié au fait qu'il est nouveau et que dans quelques jours il ne va très certainement ne m'être plus d'aucun intérêt, j'en profite maintenant pour me changer les idées.
— Et si tu me disais plutôt ce que tu fais là ?
— Là où ? Au dernier rang, en cours d'art, dans ce lycée ? Va falloir être un peu plus précis.
— Très bien bouclette, alors pourquoi avoir décidé de te planquer au dernier rang ? Et pourquoi avoir choisi ce cours merdique ? Mais surtout, pourquoi avoir débarqué dans ce charmant lycée où il fait si bon vivre ?
Je ne me rappelle même pas de la dernière fois où j'ai posé autant de questions à une personne. Encore moins de la dernière fois où je me suis réellement intéressé à la réponse.
— Le dernier rang, c'est facile. Personne ne peut me scruter comme l'attraction du moment à moins de se retourner, ce qui serait très gênant pour cette personne. Donc j'y suis tranquille, au calme. Enfin... en règle générale.
Il me lance un petit coup d'oeil avant de poursuivre.
— Sans compter qu'on peut généralement y faire ce que l'on veux et mon truc à moi c'est... dessiner. Ce qui m'amène à la deuxième réponse : je suis le cours d'art car j'aime ça, tout simplement.
— D'accord. La troisième ?
Il redevient gêné et son visage se referme quelque peu, sans que je ne comprenne pourquoi. Je n'ai pas agi en parfait connard, je l'ai écouté me raconter sa vie sans l'interrompre, et je crois que j'y ai même porté de l'intérêt. Disons un peu. Alors pourquoi ce changement soudain ? Que cache cette troisième réponse ?
— Quoi, t'es un assassin en fuite ? Ce lycée merdique est ta couverture ? T'es un témoin sous protection ? Crache le morceau.
J'essaie assez maladroitement de le mettre à l'aise. Je crois avoir réussi, du moins en partie, puisqu'il reprend enfin la parole, un sourire aux lèvres.
— Je rêve ou tu te socialises ? Pourquoi tant d'honneur ?
— Je vois que je n'aurai pas de réponse. Très bien. Pas de problème. Ça m'apprendra à faire des efforts.
Je me retourne face au cours et fais mine de me plonger dans la plus extrême concentration. Sauf que comme je m'y attendais, il tombe dans le panneau.
— J'apprécie tes efforts... même si je ne comprends pas bien leur raison d'être. Seulement je suis le seul à subir un interrogatoire et je doute que ce soit très équitable.
Alors là je ne m'y attendais pas. Je suppose que je l'ai bien cherché.
— Je ne suis pas du genre à parler de moi. Cependant je t'accorde une question. Une seule.
— Quel honneur encore une fois. J'ai plutôt intérêt de bien choisir alors.
Je le vois reprendre son crayon et se mettre à griffonner, j'en déduis que c'est sa manière à lui de réfléchir. Je n'ai d'autre choix que d'écouter le cours le temps qu'il trouve sa question. En espérant qu'il ne prenne pas trois siècles.
Est-ce que j'y répondrai ? Je ne sais pas ce qu'il m'a pris de lui permettre de me poser une question de son choix. Je ne me confie jamais en temps normal, même pas à Kyle. À quoi bon ? Que pourrais-je bien dire ? Que si je suis aussi renfermé et détestable c'est parce que je n'accorde aucune confiance en personne ? Parce que celui en qui je suis censé avoir le plus confiance est un être détestable qui ne m'a jamais accordé la moindre importance ? Ni même le moindre amour ? Si mon propre père ne m'estime pas à la hauteur, alors à quoi bon chercher à l'être ?
Je sens mes pensées noires comme revenues au galop et tente donc une énième fois de m'intéresser au cours. Le prof a apparemment une idée en tête que je ne tarde pas à comprendre. Un projet de dernière année. Il ne manquait plus que ça. Je regrette aussitôt de ne pas avoir été au bout de ma décision d'arrêter ce cours devant l'ampleur du fameux projet, à savoir une œuvre artistique ciblée sur l'émotion de notre choix. Le prof s'empresse de rajouter que nous avons carte blanche pour la réalisation de ce projet. Quel soulagement ! Notez l'ironie.
— J'ai trouvé.
Je sursaute légèrement en entendant la voix de bouclette à côté de moi et mets quelques secondes à comprendre. Sa fichue question. Il ne sourit pas et semble étrangement sérieux, me faisant m'attendre au pire.
— Comment se fait-il qu'un gars comme toi se retrouve à trois heures du mat' sur un banc miteux dans un parc miteux, seul qui plus est ?
— Quoi, c'est ça ta question ?
Je soupire, nettement soulagé, puis je reprends :
— Alors d'abords, l'adjectif 'miteux' est clairement injuste. Ce lieux est charmant.
— Dans le genre repère de pervers, tout à fait charmant, oui.
— Je rêve ou tu oses m'interrompre pendant ma réponse là ?
Il mime de se fermer à clé la bouche et je hoche doucement la tête.
— Donc. Cet endroit est charmant. Mais à vrai dire je m'en fiche pas mal de l'état des bancs ou de l'entretien du parc. C'est un peu comme mon dernier rang à moi si tu veux, l'endroit où je peux me retrouver au calme. Enfin habituellement.
Je lâche un petit rire ironique en le regardant du coin de l'oeil à mon tour, avant de poursuivre :
— C'est... un peu comme une bouée de sauvetage quand tout part en vrille dans ma tête. Un point d'ancrage qui n'appartient qu'à moi. Quand t'es seul face à ce lac, tes problèmes semblent moins insurmontables, moins présents, au moins pour un temps...
Je toussote alors, clairement mal à l'aise.
— Enfin bref, t'as ta réponse.
Mais pourquoi ? Pourquoi il a fallu que je lui dise tout ça ? Moi, le mec si renfermé, le parfait connard, je me suis mis à lui parler comme s'il était mon psy et moi une gamine en manque d'attention. Sans compter que ma soit disant réponse ouvre la porte à toute une foule d'autres questions. Comme ce mec est un livre ouvert je peux voir qu'il hésite sérieusement à me les poser. Sauf que je ne veux pas. Je ne sais pas pourquoi je me confie si facilement à lui mais il faut pas trop pousser. Il n'a pas le pouvoir de me changer et ne l'aura jamais, parce que merde, je ne le connais même pas.
La confusion doit se lire sur mon visage car je le vois froncer les sourcils, seulement au même moment la sonnerie retentit et me libère de me questionner plus longtemps sur mon comportement. Il hoche la tête avant de ranger ses affaires sans ajouter un mot et sortir.
Je mets quelques secondes de plus à réagir et range à mon tour le peu d'affaires que j'avais sorties, avant de me diriger vers la porte. J'aperçois bouclette juste à côté, en train de parler à une petite brunette que je n'avais jamais vu avant. Sauf qu'au moment où je m'apprête à les dépasser j'entends ce que la brunette lui dit.
— Alors ? T'as trouvé un beau gosse à te mettre sous la dent ?
Je m'arrête net et nos regards se croisent, la faisant immédiatement écarquiller les yeux.
— Oh. Mon. Dieu.
— Ça y est tu recommences, qu'est ce qu'il y a enc..
.
Tommen se retourne tout en parlant et s'arrête à son tour en me voyant là, à les fixer, ne parvenant toujours pas à réagir.
— Tu es... gay ?
C'est la seule chose que mon esprit complètement paumé ait réussi à formuler. Et le fait de le dire à voix haute me perturbe encore plus. Il ne peut pas être gay, si ? Je le vois devenir rouge jusqu'à la racine des cheveux tandis que son amie essaye maladroitement de se faire la plus petite possible.
— Mais... Tu... aurais pu me mettre au courant, non ?
La gène sur son visage fait alors place à l'incompréhension.
— Quoi ? Et pourquoi au juste ? Ce n'est pas tellement le genre de choses qu'on balance à la première discussion, du genre salut moi c'est Tommen, j'adore les chiens, au fait je suis gay !
— Parfaitement, oui !
— C'est quoi le problème exactement ? Le fait de ne pas te l'avoir dit ou le fait que je le sois ?
Je le vois venir avec ses insinuations, mais non, il ne me connaît pas.
— Je ne suis pas homophobe, j'aurais simplement aimé être au courant avant de...
— De me parler c'est ça ? Parce que quoi, t'as peur que je te saute dessus ? Que je te contamine ? Nan clairement tu n'as rien d'un homophobe, c'est sûr. Mais si c'est réellement ce qui t'inquiète, rassure toi, tu n'es clairement pas mon genre.
— Oh, et pourquoi ça ?
Je sais que j'ai l'air d'un parfait idiot et que j'en rajoute encore, mais à nouveau c'est plus fort que moi.
— Mais tu te fous de moi, c'est tout ce que t'as retenu ? T'es mégalo à ce point ?
Je le vois sur le point de rajouter quelque chose mais il inspire un bon coup pour se retenir. Il se tourne vers sa pote, qui semble à la fois mal à l'aise d'avoir causé cette situation et indignée tout en même temps.
Non mais je rêve, on marche sur la tête là. Toute cette conversation est carrément surréaliste. Je la vois alors lui prendre le plus doucement possible le bras et l'entraîner plus loin, sans doute pour le calmer, sans plus un regard pour moi.
Je n'ai clairement rien compris de ce qu'il vient de se passer mais je me sens énervé, moi aussi. Et c'est légitime, merde. Je leur ai bien dit que je n'avais rien contre les gay, je me fous de tout et de tout le monde, alors il peut bien faire ce qu'il veut de son cul ! C'est juste que... Je ne sais pas. Ça me fait bizarre de penser que lui le soit, sans même réellement savoir pourquoi.
Argh, moi qui croyais que cette journée ne pouvait être plus merdique, elle vient clairement de toucher le fond. Je me sens bouillonner de l'intérieur. Je balance mon pied dans une poubelle sur le chemin. Je ne suis toujours pas parvenu à me calmer quand j'aperçois au loin les gars et sans réfléchir je me dirige vers eux. Une fois arrivé à leur hauteur, je balance la chose la plus égoïste qui soit. Je n'arrive même pas à m'en vouloir tant j'ai besoin de me défouler et me changer les idées :
— Samedi soir, j'en suis.
