06
CHAPITRE 6
Je n’arrive pas à croire ce qui m’arrive. Comment ma vie a-t-elle pu basculer en si peu de temps? Il a suffi d’un coup de fil… Je suis tétanisée. Assise à même le sol, je ne sais depuis combien de temps, mon cerveau n’arrête pas de compiler les informations mais aucune analyse possible pour le moment. Une chose est certaine, je dois me lever : je dois me relever! Facile à dire. Encore faut-il trouver la force de le faire. Pour la première fois depuis des années, je ne me sens pas en contrôle : j’ai peur! Pour la première fois depuis des années, j’ai besoin de quelqu’un, d’une épaule sur laquelle pleurer! M’épancher. Je me sens seule… si seule. Vous me direz que je n’ai que ce que je mérite et c’est exactement ce que je ressens. J’ai forcé le destin et voilà dans quoi je me retrouve. Voici mon nouveau rôle : « voleuse de mari », « briseuse de ménage ». Je caresse mon ventre en demandant pardon à cet enfant. Il y a quelques jours je le considérais comme une suite légitime de ma relation avec Pierre. Aujourd’hui, il est le symbole de ma bêtise, de ma naïveté et de mon égoïsme. J’ai passé les 15 dernières années à tout faire pour être la plus intelligente possible : quelle réussite! Je mérite un diplôme! Mes yeux se sont portés sur la bague que Pierre m’avait offerte. Je repense à tout le cinéma que j’ai fait au bureau, à tout ce que j’ai dit, à la façon dont je me suis montrée sûre de moi. Comment vais-je me présenter devant eux? Comment? Comment a-t-il pu me demander de l’épouser se sachant marier? Quel genre d’hommes fait ça? Je me pose une quantité impressionnante de questions. Entre autres, depuis quand est-il marié? A-t-il des enfants avec elle? Pourquoi est-il resté avec moi? Qui est celle à qui j’ai emprunté Pierre? Sa mère l’a toujours su et a toujours gardé silence. Pourquoi? Pourquoi est-ce moi que Pierre a choisi pour subir une humiliation pareille? Et ses amis? Le savaient-ils? Est-ce pour cette raison qu’ils me traitent avec si peu de considération? Ah… Pierre!
Mon cellulaire sonne! Sans doute Pierre qui essaie de m’appeler! Je vais éteindre ce foutu cellulaire. Je n’ai aucune envie de l’entendre, de le sentir ni même de savoir qu’il est encore de ce monde.
*******Sabine Alapini*******
Ça y est… Il s’est décidé à me quitter. Je savais que cela finirait par arriver. Je ne ressens rien. Ni peine, ni colère, ni soulagement. Je me sens anesthésiée, gelée. Seule l’hystérie de maman Pierre me fait de la peine. Je la comprends. Elle pense à son honneur, elle pense à la réputation des Mensah. Et elle fait bien. Je sais que ma famille ne sera pas très conciliante. Je me demande si cela en vaut vraiment la peine. Est-ce que je veux vraiment vivre avec Pierre? Est-ce que je veux vraiment faire ma vie avec lui? Après toutes ces années? Après…elle? J’ai toujours su qu’il y avait une femme en arrière de tout ça. Il y a au moins 4 ans que je le sais. Quand j’en ai parlé à ma mère, elle m’a suggérée de l’ignorer. Elle m’a dit : « Les hommes sont comme ça ma fille! C’est ta mère qui te parle. C’est la distance qui fait ça. Et puis il a des besoins! Ne t’en fais pas! Prie seulement que tes papiers sortent vite! ». Apparemment Pierre n’avait pas que des besoins à combler! Je souris à cette pensée, mais c’est un rictus plus qu’un sourire. Oui, maintenant je sens la douleur s’insinuer lentement dans mon cœur. Je pense à ma vie. Toute ma vie je n’ai connu et aimé que Pierre. Je lui ai tout donné : mon cœur, mes jeunes années, mes enfants –oui je lui en ai fait qu’il a jugé indignes de vivre-! Ce n’était pas suffisant? Qu’a-t-elle de plus que moi? Il fallait que je sois si insignifiante pour qu’il balaie tous mes sacrifices du revers de la main? Oh oui! La douleur s’insinue et elle est vive! Elle abat avec fougue toutes les barrières de dignité qu’il me reste et je m’écroule.
J’ai 30 ans, des études incomplètes, aucun emploi, aucun enfant et pour embellir le portait : je serai bientôt divorcée. Je sens mon cœur gonfler dans ma poitrine. Il va exploser.
-Sabine! Sabine! Sabine! Aotcho!
J’entends maman Pierre me parler, je la vois venir vers moi, mais déjà je pars… où? Je n’en ai aucune idée. Mais une chose est certaine, je serais plus heureuse n’importe où ailleurs qu’ici.
*******Maman Pierre*********
Eh Dieu! Qu’est-ce que je t’ai fait? Pourquoi tu me punis comme ça? Ahoo!!!! Pierre veut me tuer l’enfant des Alapini ici! Tout ça c’est de ma faute. J’ai été trop permissive. J’aurais dû m’opposer farouchement à cette histoire avec Anna-Belle. Mais Pierre me rassurait. Il disait qu’elle ne comptait pas. Il est vrai que la longueur de la relation m’a mise la puce à l’oreille mais je me disais que ce n’était que par paresse qu’il ne rompait pas. Il est plus facile d’avoir une femme qui s’occupe de lui que d’être seul. Je n’ai pensé qu’au bien-être de mon fils. J’ai été égoïste et voilà le résultat. Oui Dieu me punit pour ça. Je n’ai pas pensé à ma pauvre Sabine. Quelle genre de femmes je suis même? J’ai tout de même quelques arguments qui pèsent en ma faveur. J’avais prévu d’aller le voir moi-même pour m’arranger à faire partir cette fille de chez lui. Mais quand j’ai vu qu’il ne tenait pas plus que ça à me voir chez lui, je me suis inquiétée. Ce n’est qu’à ce moment que j’ai insisté fermement pour leur rupture. En voyant que les choses n’aboutissaient pas, je commençais à désespérer. J’ai pensé qu’il était trop tard. J’ai été transportée de joie quand les papiers de Sabine sont sortis. Elle devait partir l’été. Pierre avait dit qu’il n’avait pas l’argent pour la faire partir tout de suite. Nous pensions que ce n’était plus qu’une question de temps. Et voilà, il m’annonce qu’il veut non seulement quitter Sabine mais qu’Anna-Belle est enceinte! Jamais je ne tolèrerais ça. La légèreté avec laquelle j’ai géré les choses depuis le début est terminée. Il est temps de prendre le taureau par les cornes. Les enjeux sont trop grands : je vais non seulement perdre la face, mais en plus Sabine ne supportera pas le choc de savoir l’autre enceinte. Il faut qu’elle avorte! Cet enfant n’est qu’une source de problèmes pour tout le temps. Je suis d’ailleurs certaine que c’est la raison pour laquelle Pierre l’a demandée en mariage! Oui c’est exactement ça! Elle l’a piégée! Les camerounaises c’est vraiment du n’importe quoi! Tsuip! En tous cas, aussi vrai qu’on m’appelle Christiane Lawson, Pierre va rester avec Sabine.
********Pierre Mensah********
Je me suis assis dans ma voiture pendant un long moment. Je me repassais le film de ma discussion, ou plutôt de ce qui ressemblait à ma rupture avec Anna-Belle. Je porte la main à ma joue et je réalise que ce n’était pas une chimère : Anna-Belle m’a giflée. Elle avait l’air complètement désemparé. J’aimerais tant la consoler. J’aimerais tant qu’elle puisse sentir ce qu’il y a dans mon cœur pour elle. Si cela était possible, je suis certain qu’elle trouvera en elle la force de me pardonner. Si elle me donne cette chance, je serais le meilleur des hommes Seigneur! Je le jure. Je serais pour elle ce qu’aucun autre ne sera jamais. Juste une chance! Une dernière. Il faut que je trouve un endroit où me recueillir. Je sais bien ce que tout le monde va penser de moi. Je n’y accorde que peu d’importance, je veux Anna-Belle et c’est ça ce qui m’importe. Si elle est avec moi, je serais capable d’affronter le monde entier. Je sais que je ne la mérite pas. Je ne mérite aucune d’elles vous me direz. Mais je n’en veux qu’une. Je prierais autant qu’il faudra, la supplierais même pour qu’elle me reprenne. Rien n’est trop pour Anna-Belle. Sabine trouvera certainement quelqu’un de bien pour l’épouser. Je ne m’en fais pas pour elle. N’allez pas croire que je suis indifférent à son sort. J’ai confiance en l’avenir pour elle.
********De l’autre côté de l’Atlantique, Isa-Belle Nzali*******
-Tu n’es qu’un imbécile Théo! Comment peux-tu me dire ce genre de choses?
-Je ne dis rien que je ne suis pas capable d’assumer!
-Tu n’as pas le droit de m’imposer mon témoin de mariage! Je choisis ma sœur si ça me chante! Crois-tu que ton choix me convienne?
-Tu n’avais qu’à le dire! Moi au moins je suis venu t’en parler spontanément. Il a fallu que je t’entende dire ça à ta mère au téléphone pour l’apprendre. Anna-Belle est sans doute la personne la plus désagréable que je connaisse. Et encore je suis très conservateur! Très franchement, si elle était absente le jour de notre mariage ça m’arrangerait!
-Pardon? Écoute! Je crois que tu perds un peu les boules. C’est ma SŒUR! Putain Théo!
-Even if she is Mary the mother of Jesus, she sucks!
-Je déteste quand tu fais ça!
-Désolé bébé, parler en anglais est un réflexe quand je m’énerve!
-Franchement Théo, j’ai toujours accepté les limites de ton « affection » pour ma sœur. Mais tu ne vas pas tout de même pas m’obliger à faire pareil que toi! Imagine si je le faisais avec Alfred! Tu aimerais que je mette des restrictions dans tes rapports avec ton grand-frère?
-Ne compare pas les incomparables. Tu t’entends hyper bien avec lui. Je pense qu’Anna-Belle et moi avons échangé tout au plus 3 mots depuis que je la connais!
-Anna-Belle n’échange de mots avec PERSONNE! Ce n’est pas spécifique à ta petite personne!
-BON ÇA SUFFIT MAINTENANT!
-Quoi? J’ai froissé ton petit amour propre?
-Je sors, j’ai besoin d’air.
-Mouais! Fais donc ça!
CLAC!
Théo vient de claquer la porte. Il est venu sur Paris pour qu’on fasse quelques courses ensemble pour le mariage mais depuis qu’il est là, non seulement je ne peux pas appeler Anna-Belle, mais en plus, nous nous disputons tout le temps. Je voudrais que ma sœur soit mon témoin de mariage mais il semble que ce n’est pas du goût de Monsieur. Comment peut-il être aussi égocentrique? Anna-Belle n’est pas facile, mais je l’aime comme elle est. Avec moi elle est différente. Les gens n’arrivent pas à passer outre son apparence austère. Mais moi je la connais, je sais de quoi elle est faite. Au fond, Anna-Belle est une guimauve! Je sais qu’elle ne se comporte pas toujours de la bonne façon, mais je sais aussi que c’est à cause de ce que les gens lui ont fait. Anna-Belle ne fais pas confiance, ne montre pas ses faiblesses et surtout Anna-Belle ne laisse personne l’approcher de trop près, de peur de s’attacher. Et c’est ça que les gens ne comprennent pas. Cette distance qu’elle met avec les autres c’est pour se protéger! Je vais profiter de l’absence de Théo pour l’appeler.
DRING! DRING! DRING!
-Allo…
-Oh là! C’est quoi cette petite voix!
-Isa… si tu savais!
La voix d’Anna-Belle s’est brisée en sanglots! Jamais je ne l’ai entendu si triste. J’en ai les larmes aux yeux. Anna-Belle n’a jamais paru si désemparé, pas même quand papa l’insultait. Je l’ai laissée pleurer et exprimer sa peine. Elle a pleuré presque 5 minutes sans interruption. Je la connais ma sœur, si elle est dans cet état, et qu’elle me laisse, moi sa petite sœur le savoir, c’est que la situation est catastrophique. Quand elle s’est calmée, j’ai osé la questionner.
-Tu veux qu’on en parle?
-Isa si tu savais!
-Parle-moi s’il te plaît Anna!
-Pierre m’a demandé en mariage et je suis enceinte.
-C’est vrai ça? Et pourquoi tu pleures?
-Isa… Il… Il est marié!
-HEIN!!!!!
-Snif! Il est marié Isa!
-Comment le sais-tu?
-Sa mère me l’a dit et il me l’a confirmé! Il a osé me dire qu’il va divorcer Isa! Que je fasse quoi de ça? Lui pardonner et assumer d’être celle qui sera la cause de son divorce? C’est trop me demander.
-Anna… Et le bébé?
-Je suis tellement désolée pour lui…
-Je n’en reviens pas…
-Et moi donc?
-Tu en as parlé avec maman?
-Non je l’ai appris seulement tout à l’heure!
-Je n’en reviens pas. Je ne sais vraiment pas ce que je peux dire. Je suis désolée grande sœur. Je suis vraiment désolée. J’aimerais tellement être avec toi en ce moment.
-Je sais… Snif! Ça va aller ma puce. Ça finit toujours par aller. Tu sais que je suis un phœnix!
Elle veut donner le change mais je sais que ce n’est qu’une apparence.
-Oui je sais.
-Je vais te rappeler un peu plus tard. Ok? J’ai besoin de me reposer un peu. Je sais que Théo est là donc ne t’en fais pas si tu ne peux pas m’appeler aussi souvent que tu le veux. Je comprends.
Oui, elle sait que Théo n’est pas rempli d’affection pour elle et elle le vit très bien. Elle m’a toujours dit : « tant qu’il te rend heureuse, il peut me détester, je n’en ai rien à faire ».
-D’accord… Je t’aime Anna!
-Je sais pupuce! Prends soin de toi.
J’ai raccroché et aussitôt, j’ai éclaté en sanglots. Je pleure pour la peine de ma sœur, pour mon incapacité à changer sa peine en joie, pour ce que je sais qu’elle va devenir après ça! Elle a osé prendre le risque d’aimer, et voilà ce qu’il fait de son cœur! Je dois lui dire ma façon de penser. Je sais qu’elle n’approuvera pas mon attitude mais je dois le faire.
DRING! DRING! DRING!
*******Pierre Mensah********
Tiens, mon cellulaire sonne. Je le sors de ma poche en espérant de tout mon cœur que ce soit Anna-Belle. Quand je lis le nom sur l’afficheur, mon cœur s’emballe. C’est Isa-Belle. Une seule explication : elle est au courant. Je dois répondre.
-Allo!
-QUEL GENRE D’HOMMES ES-TU? JE TE DÉTESTE POUR AVOIR FAIT UNE CHOSE PAREILLE À MA SŒUR. J’ESPÈRE QUE TU LE PAIERAS TOUTE TA VIE. ELLE T’A FAIT CONFIANCE ET TOI VOILÀ TA RÉPONSE? TU ES MARIÉ PIERRE! ET TU LUI DEMANDES SA MAIN???? À QUELLE CATÉGORIE DE FOUS APPARTIENS-TU? JE VOULAIS TE DIRE CE QUE JE PENSE DE TOI. ÇA SE RÉSUME EN UN SEUL MOT : MINABLE! ET JE JURE, SUR CE QUE J’AI DE PLUS CHER AU MONDE QUE JAMAIS! TU M’ENTENDS? JAMAIS TU N’ÉPOUSERAS MA SŒUR. DÈS QUE JE RACCROCHE AVEC TOI, J’APPELLE MES PARENTS POUR LES TENIR INFORMÉ DU GENRE DE PORC, COCHON, LÉZARD TU ES! MINABLE!
BIP! BIP! BIP!
Elle a raccroché la ligne.
Si même Isa-Belle je perds, je suis perdu. Je vais lui envoyer un message. Peut-être qu’elle renoncera à en parler aux parents tout de suite.
« Isa-Belle tu as raison de me dire tout ce que tu m’as dit. Je suis tout ce que tu as dit. Je le sais mieux que toi encore. Je ne suis pas fier de moi. Mais une chose est certaine : j’aime ta sœur. Quand je lui ai demandé sa main, j’étais sincère. C’est elle que j’aime Isa-Belle. Je suis prêt à tout, à TOUT pour qu’elle me pardonne et me reprenne. Donne-moi une chance Isa-Belle, une dernière. Si tu m’en donnes une, je sais qu’elle fera pareil ».
Quelques minutes plus tard, j’ai reçu une réponse : « MI-NA-BLE! Même si tu étais le dernier homme sur terre, elle ne portera jamais ton nom! MI-NA-BLE! ».
Les choses se présentent mal… vraiment mal. Pour la première fois de ma vie d’homme, je laisse échapper des larmes de mes yeux pour une femme… Ah! Anna-Belle...
